Point de suture de Marina De Van
Certaines personnes sont aussi douées avec les mots qu'avec les images ; comme le prouve son roman Point de suture (lu en service de presse), c'est clairement le cas de Marina De Van, la réalisatrice de Dark Touch – notez au passage que le rapport entre images (venant à l'esprit) et mots (essayant de les décrire après coup) est un enjeu autant pour l'autrice que pour sa protagoniste, Gena (page 36) :
"Mais les mots, c'est un peu les eaux usées du monde. Toutes ces significations que nous n'avons pas inventées, c'est comme si elles s'imposaient à nous quand nous parlons, on a envie de crier au malentendu. Et quand on rêve, on rêve en mots ou en image ?"
La force du roman de Marina De Van tient peut-être précisément à la manière dont il marie avec bonheur influences littéraires (mettons, puisque j'ai parlé de "rêve", cet onirisme à la Kafka, Béalu ou Blanchot qui nous plonge, selon Sartre, dans un monde à l'envers, j'y reviendrai) et cinématographiques – la plus évidente étant sans doute le prénom de la protagoniste, qui est aussi celui de Gena Rowlands, l'actrice fétiche de John Cassavetes.
A Woman under Influence aurait d'ailleurs pu servir de titre à Point de suture, qui raconte, en 37 chapitres (non numérotés) regroupables en 3 actes (1 à 14 pages 7-64, 15 à 24 pages 65-116, 25 à 37 pages 117-162), la descente aux Enfers (oui, quasiment au sens propre) de Gena sous l'influence d'inapplicables injonctions sociétales (page 9, avec une claire allusion à ce que Bakhtin appelle le corps grotesque ; notez au passage que Marina De Van revendique ce dernier terme dans son entretien avec le Polyester) :
"La plupart du temps, la peur couvre ses yeux comme une membrane, et Gena court et se débat les yeux clos, coupée des rêves sanglants qui peuplent son sommeil, coupée du soleil, coupée de toute autre réalité que cette vérité insupportable : l'entropie, la corruption, le vieillissement, qui progressent sans faire de quartiers – la débâcle du corps suant, suintant, rotant, pétant, pourrissant, et cette tâche infinie qui est celle de Gena : nettoyer, colmater les orifices, peindre et parfumer sa figure, conjurer par maintes précautions superstitieuses le déclin et l'obscénité qui ne cessent d'advenir."
A mettre ainsi en scène des Femmes au bord de la crise de nerf, autrement dit des avatars de cette figure majeure du "dispositif de sexualité" moderne qu'est la "femme hystérique" (suivant le Michel Foucault de La Volonté de savoir, et non, ce n'est pas un hasard si Gena passe par la Pitié Salpêtrière chère à Charcot), on court toujours le risque de reproduire l'image de l'aliénation féminine plutôt que de la déconstruire (songez à l'ambiguïté de films comme Répulsion, voire Nymph()maniac, auquel on pense ici en raison notamment du rapport compliqué au père).
Marina De Van, elle, ne laisse aucun doute sur ses volontés iconoclastes ; voyez ici (page 97) comment l'ennemi est désigné par la voix – pas si naïve que ça – de Gena (l'argumentaire sera repris peu ou prou page 151, dans une autre discussion avec sa mère, peut-être imaginaire compte tenu du fait que cette dernière emploie, page 152, un mot inventé en son for intérieur par Gena page 104, "discohérente") :
"Je veux dire : l'idée de a folie individuelle n'est qu'une hypothèse, non ? Et si on cherche des causes aux choses, on arrive à tout et on peut remonter loin – assez loin pour que le caractère individuel, autonome d'une pathologie soit considéré plutôt comme une dynamique collective, qui n'a rien de forcément maladif."
Ici, pas besoin d'aller bien loin pour trouver le responsable : exactement comme chez la Claire North de Sweet Harmony (mais sans les nanoparticules), Point de suture désigne ce que le Byung-Chul Han de Sauvons le beau appelle (page 68 ou 84 de son court essai) la "kalocratie", et qu'il caractérise par une "esthétique du lisse" – j'ai envie de dire une esthétique du fard, parce que Marina de Van (et c'est là tout l'intérêt de son roman) montre bien, à travers le cheminement, tant physique que mental, de Gena, combien, sous la pression sociale, nous fardons autant nos corps que nos âmes (un fardement entraînant l'autre, point de dualisme ici).
Côté corps, symptomatique est la réaction (inappropriée) de Gena à un incident qui aurait pu être sans cela bénin ; et oui, tout aussi significatif me semble être la nature de sa blessure, reflet de la mutilation infligée par un (tristement) célèbre gourou viennois (artisan de ce "dispositif de sexualité" dont je parlais plus haut) à une patiente soi-disant hystérique, Emma Eckstein (je cite ici la page 44, par ailleurs symptomatique de la body horror développée par Marina De Van, qui prendra plus tard, comme chez le Laurent Mantese de La Sonde et la taille ou la Saô Ichikawa de La Bossue, une tournure ouvertement médicale) :
"La brûlure sur son nez est si sombre qu'elle a des reflets de lumière bleus, gris, vert pétrole. Elle est effondrée en copeaux de chair teintée, sensible et vivante comme l'orée frémissante d'un cloaque, d'un sphincter purulent, où brille encore le pourpre sain d'un sang amassé. Gena se penche vers la vitre pour observer le reflet quand elle heurte le verre et croit se réveiller d'une transe : comment a-t-elle pu réagir avec tant d'inconséquence, couvrir la béance douloureuse de fards, masquant le terrain miteux de l'organe mutilé, sans songer à la faire soigner ?"
Côté âme, tout aussi symptomatique est sa réaction (page 47, dans le même premier acte) face à un début de hantise (ouvertement référée à la J-horror, donc indirectement au genre du kyôjomono, ces pièces mettant en scène des femmes folles, mais on pense tout autant au Tour d'écrou de James), qu'il faut dissimuler là encore, exactement comme chez Shakespeare lady Macbeth frottait sa "tâche de sang" (page 49, car oui, Gena est confrontée à un problème similaire) :
"Dès qu'elle ferme les yeux, et parfois les yeux ouverts, la silhouette adolescente prostrée de la chambre fantomatique qui jouxtait son dos apparaît, ses longs cheveux bruns masquant son visage, comme ces figures féminines juvéniles du cinéma d'épouvante japonais. Elle essaie les calmants, elle essaie l'alcool. Rien n'y fait. Une adolescente inconnue la hante."
D'une certaine manière, le recours – au bout du compte infructueux – à l'hypnothérapie participe de cette même dissimulation chère à la société du fard ; en fait, Marina De Van signale me semble-t-il cette appartenance en donnant à la thérapeute le même prénom qu'Elizabeth Loftus – autrement dit celle qui a démontré qu'on peut s'inventer des souvenirs (par exemple incestueux) sur suggestion (hypnotique ou non) d'une personne peu scrupuleuse (voyez aussi le commentaire par Nichoax du film Mysterious Skin).
Quoi qu'il en soit, ce double fardement du corps et de l'esprit (qui n'a de double que le nom, il s'agit en fait d'un seul et même phénomène, rappelons-le) va bien sûr au bout du compte – ou il n'y aurait pas d'histoire – devenir évident autant pour nous que pour Gena ; et il me semble symptomatique que, dans la scène du troisième acte où advient une manière de révélation mentale (digne du James Herbert de Hanté), le physique soit aussi important (page 146, troisième et dernière occurrence du mot-clé "clown" dans le texte, après les pages 21 et 100) :
"Penchée au-dessus d'elle, à contre-jour, le visage de Maria semble maquillé comme un visage de clown, bouche ombreuse et baveuse, tracé indistinct, muqueuse rongeant le groin, joues blanches et sourcils épais surplombant les fosses noires des yeux."
Mais avant d'en venir là il aura fallu, dans le deuxième acte, que Gena retourne – se fasse retourner – quasi-littéralement la peau de son visage (comme Catherine Eddowes, pages 76-77), pour en examiner l'envers et découvrir ce plaisir quasi-sexuel que procure la vérité enfouie dessous ("la vraie Gena" de la page 77), exactement comme chez le Ballard – ou le Cronenberg pour l'adaptation filmique – de Crash (mot figurant du reste page 122) les plaies des accidents devenaient le lieu d'une nouvelle jouissance (pages 80-81) :
"Malgré la douleur, la précarité de la greffe, elle desserre à nouveau le bandage qui protège le crâne rose et luisant de lymphe pour toucher ses traits dénudés, humectant la plaie de salive, lissant la bride de peau rabattue sur le nez, mêlant ses cils à ses cheveux gras de sang. Elle rabat un pan de chevelure contre sa bouche. Elle se caresse, elle attendrit les saillies du visage empaqueté. Elle gémit de douleur sous la morsure salée de ses doigts, mais elle entend aussi le plaisir dans sa voix – la volupté qu'exhalent la douceur et le vertige palpitant au fond d'elle."
Dans ce "monde réellement inversé" qu'est notre société selon Debord (relisant Marx) la vérité ne peut plus en effet être atteinte que de manière "fantastique", au sens de Sartre, autrement dit en s'inventant, comme Gena, un envers du monde où descendre – un "réel fracassé" (page 130) où, comme dans un film d'adolescente télékinétique, "toutes ses machines déraillent" (page 104), parce que les objets y sont dépouillés de toutes leurs fonctions, sont réduits à leur pure présence (ou absence, voir la "canette de coca" des pages 66, 68, 69 et 85).
Dit autrement, l'objet de la "quête" de Gena dans Point de suture n'est peut-être au fond que cette matière impersonnelle et anonyme qui existe en-deçà du corps (suivant le Dylan Trigg de The Thing) et qui mène une "vie autonome" (dixit Marina De Van elle-même dans son entretien avec le Polyester) – cette forme de corporéité essentielle mais effrayante qui est précisément celle que tente de faire disparaître notre société numérique suivant Annie Le Brun & Juri Armanda (Ceci tuera cela).
Récit "d'une émancipation totale" (page 94) menée par des moyens socialement inacceptables (d'où une certaine parenté avec le Guilty of Romance de Sono Sion), Point de suture est typiquement le genre de romans dont rêvait Kafka, ceux qui vous réveillent violemment du "mauvais rêve de la société moderne enchaînée" (dixit Debord) et sont pour cela indispensables.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire