vendredi 26 décembre 2025

Hypertrophie anormale de la tête

La Maîtresse de Szamota de Stefan Grabinski


Quel intérêt – autre qu'historique et stylistique – peut présenter la lecture contemporaine d'un fantastiqueur polonais de l'entre-deux guerres, qui ambitionna, comme son collègue belge Franz Hellens (mais aussi son collègue pragois Franz Kafka), de donner un tour plus intérieur et réaliste au fantastique, et qui fut pour cela salué par, notamment, Stanislaw Lem ?


La réponse est dans la question, car si Stefan Grabinski se lit encore fort bien aujourd'hui, c'est précisément en raison de sa volonté de démontrer – comme le Peter Watts d'Echopraxie – toute l'actualité d'une conception pascalienne de l'homme, pétri d'incertitudes et oscillant entre ange et bête, en opposition à la conception cartésienne – qu'au moins une des dix nouvelles de La Maîtresse de Szamota (recueil lu en service de presse) raille d'ailleurs ouvertement ("La Voie de garage", page 119) :

"Il se regarda attentivement, passa sa main sur son visage, son front – rien ! Pas une goutte de sang, aucune douleur.

"Cogito – ergo – sum !" prononça-t-il enfin."


Je ne pense donc pas, contrairement à ce que laisse sous-entendre Michel Meurger dans son érudite postface, que la force de Grabinski et "son apport au genre" (page 224) tiennent essentiellement aux moyens employés pour son entreprise, à savoir "les traités métapsychiques et parapsychologiques du temps" (page 225) – bien au contraire.


En effet, outre que Grabinski partageait cet intérêt (légèrement sceptique) avec tous les littérateurs d'imaginaire de son temps (cf Voir l'invisible de Fleur Hopkins-Loféron), il suffit de comparer sa (géniale) "Maîtresse de Szamota" avec "Le Double" de Hellens (nouvelle mineure il est vrai), soit deux textes de 1919 partageant des thématiques semblables, pour comprendre que la puissance grabinskienne repose largement sur sa façon de repousser les explications (parapsychiques ou autres) à l'arrière-plan du récit.


De ce point de vue-là, je ne suis pas loin de voir dans le protagoniste du "Regard" (à mon avis un hommage au Horla de Maupassant, texte que Grabinski connaissait, d'après le mémoire de thèse de son traducteur, Pierre Van Cutsem, page 48) l'exact inverse du fantastiqueur (page 175, notez les guillemets qui signalent l'indicible fondamental du phénomène auquel le personnage est confronté) :

"Il considérait, en somme, que tout ce qui "faisait écran" constituait une invention fatale et même immorale, parce que cela facilitait un dangereux jeu de "cache-cache" en éveillant par ailleurs souvent la méfiance et l'effroi là où il pouvait parfois ne pas y avoir la moindre trace d'extraordinaire."


La densité du texte grabinskien (toujours parfaitement lisible, comme le montre je l'espère les citations dont j'émaille cette chronique) reflète ainsi l'opacité fondamentale du monde, à laquelle les protagonistes de Grabinski sont confrontés, et qu'ils tentent de réduire à l'aide d'un pouvoir de pénétration tout cartésien – au risque de confondre corrélation et causalité, exactement comme un internaute d'aujourd'hui abusé par le Net d'après Jean-Marie Schaeffer.


Voyez, dans "La Vengeance des élémentaires" (page 151), l'attitude symptomatique d'Antoni Czarnocki, dont le nom suggère une parenté (évidemment dévoyée) avec le détective de l'étrange de William Hope Hodgson, Thomas Carnacki (il y a aussi un peu du docteur Jekyll de Stevenson dans le personnage, mais on y pense peut-être en raison du rôle de témoin joué par son domestique dans le drame) :

"En joignant par des lignes les lieux d'incendie de diverses localités, il acquit la conviction que dans quatre-vingts cas sur cent, les points respectifs formaient les contours de silhouettes cocasses ; c'étaient pour la plupart des formes de créatures petites et drôles, dont l'apparence rappelait parfois des enfants-monstres ou, à d'autres moments, se rapprochait plutôt d'un type d'animaux : lémuriens aux longues queues malicieusement enroulées, écureuils agiles et arqués, cercopithèques monstrueux à mourir."


Sur ce point-là (et même si Poe est loin d'être la seule référence de Grabinski, comme j'espère le montrer dans cette chronique), je suis totalement d'accord avec Michel Meurger quand il voit dans le "héros" grabinskien un avatar du "héros" poesque (tel que décrit par Jacques Cabau), à savoir "un archi-intellectuel" (page 215) caractérisé par "une concentration constante ainsi qu'une tendance à s'obnubiler sur un détail, une idée fixe ou une image" (page 200) – et de courir ainsi à sa perte ("Le Démon du mouvement", page 93) :

"A la vue de ces insignes, l'envie folle vint plusieurs fois à Szygon des les arracher et de les remplacer par l'image d'un chien tournant après sa propre queue..."


Michel Meurger ajoute, à raison, que l'endroit où s'installe le narrateur de "La Ferme folle" (sorte de relecture masculine du Tour d'écrou de James, autre récit d'obsession dévastatrice) est à l'évidence un symbole "de sa cérébralité excessive qui l'éloigne du réel" (page 215), autrement dit de cette hyperactivité de la raison qui engendre des monstres plus sûrement que son sommeil (désolé, Goya) – jugez-en par vous-même (page 39) :

"L'arrangement particulier des proportions avait pour conséquence qu'elle semblait se rétrécir plus on allait vers le bas – de telle façon que, par rapport au sommet, la base était étonnamment petite et chétive ; le dessus du toit écrasait directement les fondation. L'ensemble pouvait être comparé à un organisme humain pathologiquement développé qui se courbait sous le poids d'une hypertrophie anormale de la tête."


Pour être plus précis, puisque que selon Pascal "qui veut faire l'ange fait la bête", l'idée fixe du "héros" grabinskien va permettre à la brutalité la plus bestiale (pouvant confiner au sadisme, y compris sexuel, voir page 136 de "La Maîtresse de Szamota") de s'immiscer sournoisement en lui ; dans "La Ferme folle", cette possession est symbolisée par l'état du jardin qui entoure le bâtiment (page 41, avec une allusion claire au vampirisme, comme souvent chez Grabinski) :

"Ailleurs, des polypores charnus couvraient les rejetons de baisers vénéneux et aspiraient leur sève avec abandon. D'abominables parasites gorgés de sang enveloppaient les jeunes tiges et les étouffaient en les oppressant."


Si vous avez lu mes chroniques des adaptations manga de Celui qui hantait les ténèbres et Dans l'abîme du temps, vous aurez reconnu, dans ce motif de la réversibilité du pouvoir de pénétration mentale, ce que j'appelle l'esprit-fenêtre, une thématique que Grabinski, comme plus tard Lovecraft (ou le Topor du Locataire chimérique, que "La Chambre grise" semble anticiper), emprunte je pense à L'OEuf de cristal de Wells (auteur que Grabinski connaissait, toujours suivant le mémoire de thèse de Pierre Van Cutsem, page 90 ce coup-ci).


Du reste, symptomatiquement, les fenêtres jouent souvent un rôle – mineur mais significatif – dans les textes de Grabinski (y compris quand ils ne se déroulent pas dans des habitations mais dans des habitacles de train) ; elles symbolisent d'abord, bien entendu, cette ouverture mentale par laquelle le protagoniste accède à une autre dimension :

– "Le soir précédant notre départ, j'étais assis avec les enfants dans la pièce principale ; nous regardions tous les trois, pensifs, par la fenêtre, le crépuscule qui rampait le long des champs." ("La Ferme folle", page 43)

– "Pour cette raison, il passait des heures entières à la fenêtre, et appuyé sur le rebord, il dirigeait son regard pensif vers la triste maison." ("Le Domaine", page 65)

– "Combien de fois m'étais-je faufilé le soir aux abords de ce lieu solitaire en guettant, le coeur battant, l'ombre de sa silhouette sur les vitres des fenêtres !..." ("La Maîtresse de Szamota", page 131)


Mais quand la dimension réagit en retour, par une sorte de contre-invasion, à cet empiétement mental du protagoniste sur son espace, la fenêtre devient pour ce dernier l'ultime moyen pour fuir, donc pour s'échapper symboliquement de son idée fixe (ce motif est bien trop récurrent pour être un pur hasard) :

– "Je m'arrachai de mon lit en criant, et secoué par un frisson fiévreux, je sautai par la fenêtre et me retrouvai dans la rue." ("La Chambre grise", page 55)

– "En un réflexe désespéré, il se précipita par la fenêtre pour sauter par celle-ci." ("Le Domaine", page 69)

– "Titubant, il courut à la fenêtre et l'ouvrit ; par le bas entra la rafale glaciale d'une matinée d'hiver, qui le frappa au visage ; par le haut s'échappa de la pièce le filet étroit d'un gaz mortel..." ("La Fumée", page 84)

– "Il se mit soudain à se diriger vers la fenêtre ouverte, d'un pas mécanique comme un automate..." ("La Voie de garage", page 118)


Evidemment (à part sans doute dans les nouvelles "La Fumée" et "Le Tarsier blanc"), ce que le "héros" grabinskien trouve dans la dimension derrière la fenêtre, "ce monde caché et invisible aux autres" ("La Vengeance des élémentaires", page 152), n'est autre, au bout du compte, que lui-même – les textes de Grabinski vérifient ainsi une des lois fondamentales du fantastique suivant Joël Malrieu (le plus grand théoricien du genre, rappelons-le), à savoir que le phénomène est toujours un reflet du personnage.


La nouvelle où cette idée est la plus évidente est précisément celle que Stanislaw Lem considérait (non sans raison) comme son chef d'oeuvre, "La Maîtresse de Szamota", un texte que selon moi l'on apprécie d'autant plus qu'on en connaît l'origine : La Morte amoureuse, le chef d'oeuvre de Théophile Gautier suivant Baudelaire (la scène de la piqûre suffirait sans doute à elle seule à signer la filiation, quoique Grabinski, à mon avis, s'inspire aussi d'Arria Marcella, dont il retient entre autre l'idée de faire du fantastique en plein soleil, mais aussi, probablement, d'Omphale, la tapisserie devenant ici une "portière").


La comparaison entre les deux textes est également instructive quant à l'intériorisation du fantastique menée par Grabinski : chez Gautier, la thématique de la frustration est encore traitée – brillamment certes – sous l'angle de la tentation ; et la fin de la relation (comme d'ailleurs dans Arria Marcella ou Omphale) est dûe à une force extérieure, symbolisant la morale de la société – là où Grabinski livre au contraire une brillante analyse psychologique de la façon dont l'idéal amoureux s'épuise dans la consommation sexuelle (page 142) :

"Plusieurs fois déjà, j'avais constaté à ma désagréable surprise que ses bras et sa poitrine, encore fermes et souples il y a peu, semblaient maintenant s'être ramollis."


L'homme est l'artisan de son propre malheur, en raison notamment de son incapacité foncière à trouver un équilibre entre ange et bête : telle serait selon moi la morale pascalienne du fantastique grabinskien – qu'on pourrait donc décrire de la même manière que celui du "héros" écrivain dans "Le Domaine" (page 61) :

"Quelque chose demeurait dans ces oeuvres courtes et compacts comme un projectile, quelque chose rivait l'attention, entravait l'âme ; une suggestion profonde se dégageait de ces raccourcis incisifs, écrits dans un style en apparence froid, prétendument synthétique, savant, sous lequel palpitait l'ardeur d'un frénétique."






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