mercredi 9 juin 2021

Big Mother

Scarlett et Novak d'Alain Damasio


Il peut sembler schizophrène de chroniquer aussi bien L'Année suspendue de Mélanie Fazi, où l'autrice défend les relations par clavier interposé, et Scarlett et Novak d'Alain Damasio, qui développe une critique de la dépendance aux smartphones ; mais les deux positions sont loin d'être incompatibles : à l'internet de la sérendipité et des forums anonymes (celui que valorise la première) s'est aujourd'hui superposé (au point souvent de le remplacer) celui des bulles de filtre et des réseaux sociaux (auquel s'en prend le second).


En bon spinoziste, Alain Damasio affectionne "ce qui accroît ou seconde la puissance d'agir du corps" (Ethique, III, XII) et non ce qui, au contraire, ne procure qu'un bête pouvoir sur le monde. Il aime donc les outils qui sont le prolongement naturel de nos bras ou nos jambes (exemple : le vélo), "les outils extérieurs que l'on peut empoigner, saisir, utiliser" (entretien de 2014).


Il déteste, en revanche ce que Virgil Gheorghiu appelait (dans son roman La Vingt-cinquième heure, chapitre 15) "les esclaves techniques", autrement dit les machines qui travaillent à notre place, nous privant d'un rapport intime au monde en s'interposant entre lui et nous (exemple : le smartphone, rebaptisé "brightphone" dans Scarlett et Novak). Comme Alain Damasio le disait dans cet entretien de 2014, "la technologie accroît notre pouvoir sur les choses mais diminue notre puissance de vivre".


Toujours dans lemême entretien, comme dans un entretien de 2017, il prenait l'exemple du GPS, qui nous donne le pouvoir d'aller d'un point A à un point B, mais nous prive de notre capacité à se forger une réelle représentation spatiale de la ville traversée : pure vue de l'esprit ? Non, une étude scientifique de 2020 a montré que le fréquent usage du GPS conduisait bien à une dégradation de la mémoire spatiale...


N'en déplaise à ses détracteurs, ce risque de "depowerment" mis en avant par Alain Damasio est donc bien réel, et justifie que l'auteur, reprenant une nouvelle de 2014, en fasse un texte à destination d'un public "jeunesse" (mais qui interpellera aussi bien les adultes, aussi attachés que leurs enfants à leur doudou virtuel).


Scarlett et Novak se présente d'emblée comme une réponse au film Her de Spike Jonze (2013), qui renouvelait intelligemment le triangle classique de la comédie romantique (l'amoureux transi / la femme rêvée / la femme réelle) en remplaçant la femme rêvée par une intelligence artificielle ayant la voix de Scarlett Johansson (alors en pleine déconstruction de son image, voir aussi Under the Skin de Jonathan Glazer).


Le brightphone de Novak est donc habitée par une IA qui répond au doux nom de Scarlett (à l'image de l'application MOA développée à partir des Furtifs), et dont il est vaguement amoureux ("une histoire d'amour impossible à la Roméo et Juliette", comme le dit fort bien BookMotion) ; il n'y a pas, du moins au début, de femme réelle en vue (celle qui finit par conquérir le coeur du héros), mais juste deux rivaux bien décidés à lui voler sa belle (alors même qu'ils sont homosexuels, un détail quelque peu maladroit, dont Alain Damasio aurait pu aisément se dispenser).


A cette occasion, Novak va découvrir qu'une IA ne vous connaît pas si bien que ça, et qu'en prime elle ne peut pas sortir de son brigtphone pour vous aider, tout comme une caméra de vidéosurveillance, même rebaptisée "caméra de vidéoprotection", ne peut descendre de son support pour vous protéger (de fait, soit dit en passant, leur impact sur la délinquance est marginal, comme l'explique fort bien sur son site le sociologue Laurent Mucchielli).


Il va aussi et surtout découvrir que sa femme idéale lui masquait (très classiquement) une femme bien réelle, qui est ici (petite astuce narrative intéressante) la ville elle-même, dont Novak ne savait, au fond, plus rien ("il était à l'aise sur une carte, pas sur un territoire", page 45, avec rappel d'une célèbre opposition littéraire et philosophique).


On le voit, l'histoire est solide sur le plan narratif, donc efficace, mais Alain Damasio a, semble-t-il, voulu ne viser que cette efficacité, et se contenter d'un style concis, mais clairement en retrait de sa virtuosité stylistique ordinaire : le travail sonore, par exemple, n'est guère prégnant que dans le poème en prose final, qui survient juste après l'épilogue.


Comparez, par exemple, cette phrase de la page 20 ("la seconde d'après, il sent le béton glacé d'une pile de pont contre son dos", et son allitération en consonnes bilabiales, P, B, M) avec cette autre des pages (non numérotées) 56-57 ("tu te crois tellement hype et fine quand tu dégaines ton phone ; tu te crois tellement fun alors que t'es juste ce fan qui retwitte et follow les flux" avec un travail sonore plus prononcé sur les labio-dentales, F, V, et les dentales, T, D, N, sans parler des liquides, L).


Evidemment, ceux qui ne connaissent pas ou qui n'apprécient pas le style damasien ne seront pas perturbés par cette simplicité stylistique (pensée pour le jeune public ?) ; les autres (dont je fais partie) trouveront, en revanche, que ce petit texte, quoique intéressant on l'a vu, occupe une place aussi mineure dans l'oeuvre d'Alain Damasio que, mettons, Le Casse du Continuum dans celle de Léo Henry.


Evidemment, un texte mineur d'un auteur majeur, c'est toujours bon à prendre, et beaucoup plus plaisant à lire qu'un texte majeur d'un auteur mineur... Néanmoins, quitte à rechercher une expérience de lecture néo-damasienne, le lectorat averti préférera certainement se pencher sur le premier roman de Jean Krug, beaucoup moins périssable, lui.




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