vendredi 25 juin 2021

Dénouer à voix haute la pelote des rêves

Bara Yogoï de Léo Henry & Jacques Mucchielli (et Stéphane Perger)


Comme l'ont remarqué les philosophes de Lyon 3, "il semblerait que la fin du XXème siècle et le début du XXIème soit enfin une période psychogéographique dans les arts et la littérature."


L'idée, chère à Guy Debord, selon laquelle la forme d'une ville influe sur les affects de ses habitants n'est pas neuve : elle remonte au moins à Georg Simmel, pour qui, d'après cet article de Michel Maffesoli, toute métropole est "le lieu d'un constant va-et-vient entre une 'vie des nerfs' exacerbée et un développement de l'intellect déconnecté de ses assises sensibles".


Ce mouvement de balancier entre Verstand et Nervenleben me semble au coeur même des différents projets psychogéographiques de Léo Henry, qu'ils prennent place dans une ville bien réelle (la Londres de la fiction interactive L'Homme-taupe) ou franchement imaginaire, les cités de Point-du-jour ou de Yirminadingrad.


Cette dernière ville, pièce maîtresse de "l'imaginaire souterrain de ce début de 21ème siècle" (dixit Hugues de la librairie Charybde), Léo Henry l'invente d'abord avec Jacques Mucchielli dans Yama-Loka Terminus, puis l'approfondit dans Bara-Yogoï avec l'appui graphique de Stéphane Perger (dont les illustrations préexistent parfois aux nouvelles), et dans Tadjélé avec le renfort de Laurent Kloetzer, avant d'en livrer les clés, dans Adar, à certains de ses plus brillants collègues (dont Alain Damasio, Sabrina Calvo, Mélanie Fazi et luvan, pour ne citer que mes chouchous).


Comme toute oeuvre plus rhizomatique que tentaculaire, l'ensemble peut, me semble-t-il, être abordé par n'importe quel bout, par exemple Bara Yogoï, ces "7 nouvelles supplémentaires explorant cette fois non plus la ville elle-même, par le jeu des témoignages hautement suspects de certains de ses habitants, mais ses confins et ses limites, temporelles et géographiques" (dixit Hugues deCharybde).


En sus de constituer "autant d'uppercuts d'une force impressionnante" (dixit Bruno Para dans la nooSFère), ces sept nouvelles offrent, de manière quasi-sociologique, sept déclinaisons du concept de ville (toujours conçue en opposition avec un autre espace urbain) et donc sept modes d'interaction avec les nerfs de ses habitants :

– la "bonne vieille ville" (page 24) de "Playlist\shuffle", vue depuis les diverses routes parcourues par un chauffeur, cette ville qui peut aussi bien vous donner l'amour ou l'amitié que vous les reprendre ;

– la banlieue de "Tom + Jess = <3", où Tom rencontrera "la fille qui était la ville" (page 43) et cherchera à cartographier l'une à travers l'autre ;

– la ville "sous le monde" (page 59) évoquée dans "Enfer périphérique numéro 21" où est reclus un ancien dictateur du "monde du dessus" (page 60), le Protecteur, en vue d'un (improbable ?) châtiment ;

– la lovecraftienne "cité disparue" (page 80) près du village de Birm Tegetch, qui hante "A propos d'un épisode méconnu des guerres coloniales motherlando-mycroniennes" ;

– l'usine souterraine de Bara Yogoï, désormais coupée du monde extérieur, dans "L'atmosphère asphyxiante dans laquelle nous vivons sans échappée possible" ;

– "la cité pénitentiaire" (page 116-117) près de "la cité noyée" (page 121) ;

– "la ville flottante" (page 133) de "Délivrances", alias la Yirminadingrad mythique des premiers temps, qui s'oppose, elle, à tout le bitume et le sable dont nous avons été abreuvés jusque-là.


La tension entre les deux espaces évoqués dans chaque nouvelle crée en leur sein une manière d'arc électrique qui porte le personnage principal, voire détermine son parcours, souvent calqué sur la dérive, cette manière de promenade surréaliste chère à Guy Debord : le chauffeur, Tom, le Protecteur, le voyageur, Renaud Johnson, le prisonnier, Yirmin, tous sont en transit entre deux espaces, qu'ils en proviennent ou qu'ils rêvent de s'y rendre.


Ce trio d'actants se traduit souvent par une structure plus ou moins ouvertement ternaire, qu'elle se déduise du texte (le chauffeur roule d'abord seul, puis accompagné, puis de nouveau seul, et à chaque fois, c'est un modèle différent de film qui est convoqué : "film d'action" page 11 ou "mauvais film de genre" page 14, "film à l'eau de rose" page 17, "film d'horreur" page 21) ou qu'elle y soit explicitement inscrite (les sections 7, 14 et 21 de "Délivrances").


Cette construction millimétrée culmine dans "L'atmosphère asphyxiante dans laquelle nous vivons sans échappée possible", qui mérite un mot tant elle vaut, à elle seule, le prix du recueil :

– ses 7 premiers paragraphes, introduits par "Encore" (page 93), décrivent, en mode Damasio sous acides (page 94, "hâves au poudroiement gris, bâfrer en tailleur, froissis de capes à monogrammes, hachis, mâchis de mandibules" et ses allitérations en consonnes bilabiales, P, B, M), la journée d'un ouvrier en 7 étapes (son réveil, son travail à la source, son déjeuner, son malaise postprandial, son travail d'extraction d'engrais, son comportement lors des alertes, son dîner) ;

– les 7 paragraphes suivants, introduits par "A nouveau" (page 98) reprennent exactement les même étapes (en inversant juste la 6 et la 7, petite coquetterie de créateur) mais dans un langage plus marqué par la raison que les nerfs, explicitant ainsi tout ce qui n'était pas clair auparavant dans le scénario (page 100, "nutriments conditionnés en boîtes métalliques à couvercles vissés", avec peu ou prou le même travail sonore, mais plus de réflexion sur le repas) ;

– enfin, les 8 (et non 7, deuxième coquetterie) derniers paragraphes, introduits par "Une fois de plus" (page 104), prennent suffisamment de recul pour nous faire comprendre les deux descriptions de journées-types que nous venons de lire.


On le voit, Léo Henry & Jacques Mucchielli avaient raison de nous prévenir, page 13 : "le désordre n'est qu'une illusion, un truc de touriste perdu dans une ville inconnue et incapable de voir que l'ensemble a un sens, de se rendre compte de la beauté de tout ça" (avec un travail sonore sur les dentales, T, D, N, en sus des bilabiales, P, B, M).


L'unité est aussi bien formelle que thématique et structurelle : les quelques ruptures de style à être perceptibles (comme celle dont je viens de parler) sont justifiées soit par la construction du texte, soit par la narration (la première personne collective de "Tom + Jess = <3") – c'est la différence majeure avec, par exemple, Adar, où le petit jeu de l'attribution est parfois possible ("Les terrains de golf sont tout ce qu'il reste de l'altérité" à Alain Damasio et "Son âme est en papier" à Mélanie Fazi, pour ne citer que les deux exemples les plus évidents).


Avec ce recueil, Léo Henry et Jacques Muchielli ambitionnaient visiblement, à la manière post-exotique d'Antoine Volodine, de "dénouer à voix haute la pelote des rêves" (page 119) où s'est complu le vingtième siècle urbain ; ils y parviennent à merveille, posant au passage la première pierre du panthéon Dystopia.



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