mercredi 22 septembre 2021

La vie telle une fissure qu’on ne répare jamais

La Célébration du lézard de Quentin Margne


Intrigué par la vidéo de présentation de ce court roman (cette novella, diraient les anglo-saxons), j'ai demandé à en recevoir un exemplaire, dans le cadre de l'opération Masse Critique de Babélio, et bien m'en a pris...


Comme un de ses personnages, Saison, Quentin Margne maîtrise en effet "la technique des rêves, celle qui fait que l'on passe d'une image à une autre en un rien de temps et fait s'associer les idées les plus extrêmes ensemble" (page 38).


Cette labilité onirique qu'il imprime au parcours de son (anti)-héros n'est en rien ennemie d'une composition précise, qui me semble faite de trois mouvements principaux :

– 5 chapitres (I à V) décrivent l'installation du narrateur dans une forêt au départ réelle, mais basculant très vite dans l'imaginaire sous l'effet conjugué de la drogue et d'un accident (non explicité à ce stade du récit) ;

– 6 chapitres (VI à XI) mettent en scène l'interaction du narrateur avec Saison et la plongée dans ses souvenirs qui en découle ;

– 5 chapitres enfin (XII à XVI) voient le narrateur, qui acquiert alors un nom, Hector, basculer dans un semi-éveil où il écoute (entre autres) discourir son ami Ulysse.


Ce résumé sommaire laisse cependant entrevoir combien chacun de ces mouvements revient sur ceux qui l'ont précédé, et leur donne une coloration nouvelle : les souvenirs du narrateur nous font comprendre que sa présence à la rave party initiale est loin d'être le fruit du hasard, et les explications d'Ulysse permettent de mettre des mots sur le mal de vivre pressenti chez Hector.


(Au passage, notez la façon subtile dont Quentin Margne s'approprie la mythologie grecque, qu'il ne contredit qu'en apparence : certes, Ulysse n'est pas ici l'ennemi, mais l'ami d'Hector, et c'est ce même Hector qui voyage, alors qu'une telle prérogative devrait échoir à Ulysse ; néanmoins, le nom d'Hector évoque irrésistiblement au lecteur cultivé l'image d'un corps supplicié, d'où sa pertinence pour désigner le narrateur.)


Drogue et mal de vivre, le cocktail rappelle furieusement des bandes dessinées cultes comme Black Hole de Charles Burns ou Le Roi des mouches de Mezzo et Pirus, sauf qu'ici l'attention se porte plutôt sur les relations amicales, et non amoureuses, et que la référence à William Burroughs est bien plus marquée, me semble-t-il.


Comme ce dernier (et comme Gilles Deleuze), Quentin Margne évoque un monde, le nôtre, soumis à l'emprise du contrôle, "l'emprise des informations qui bloquent l'accès à la réalité" (page 39), autrement dit un monde où ce qu'il appelle les "canaux généraux" (pages 12, 25, 31, 39, 42), à savoir tout ce qui sert à "transporter marchandises et humains" (page 37) ou informations, colonise l'individu, l'empêchant de vraiment exister.


J'ai bien dit "exister", et non "être", car comme chez Gilles Deleuze, c'est le devenir qui compte, et non l'assignation à une identité immuable : le but du narrateur est bien de "changer et non être" (page 54), parce que, comme le soutient William Burroughs dans Révolution électronique (page 44) : "le mot être renferme, tout comme un virus, un message pré-codé et nocif, l'impératif catégorique d'une condition permanente".


Pour mettre en scène cette "poursuite d'une ligne" (page 85), cette échappée perpétuelle (lointaine cousine des Furtifs d'Alain Damasio, bâtis eux sur le devenir-imperceptible), Quentin Margne use, comme le dit en postface son éditrice, Emmanuelle Moysan, d'une "langue qui cherche à repousser la voûte du ciel" (page 113) ; là encore comme Saison, il se rappelle que "l'écriture est une voix pleine de sons" (page 41).


La phrase d'ouverture (lue en ouverture de la vidéo susmentionnée) en offre un excellent exemple, avec son travail sonore sur les consonnes liquides (L) et les bilabiales (P, B; M) : "ensemble, nous déclarons que l'aube n'est pas si importante" (page 9).


Même si la liberté recherchée par Hector semble au bout du compte tout aussi illusoire que dans le finale de Brazil de Terry Gilliam, l'odyssée poétique offerte par Quentin Margne vaut indubitablement le détour, ne serait-ce que pour cette ambiance onirique et mélancolique, voisine de celle qui règne dans le Jellyfish de Kiyoshi Kurosawa.



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire