mercredi 22 septembre 2021

Coudre avec le feu

Melmoth furieux de Sabrina Calvo


Si toute chose, comme le pensait Friedrich Nietzsche, a son versant apollinien et son versant dionysiaque, alors c'est également le cas de la rentrée littéraire SFFF, qui s'étendrait donc, comme l'a suggéré non sans raison la Méthode Scientifique, entre La Nuit du faune de Romain Lucazeau et le Melmoth furieux de Sabrina Calvo (lu en service de presse).


Quoique ayant un fond de pertinence, une telle opposition est également réductrice, ne serait-ce que parce que les romans de Sabrina Calvo ont toujours une structure bien précise (souvent tripartite, j'y reviendrai), mais aussi parce que Melmoth furieux est une formidable synthèse des obsessions de son autrice (un peu comme La Nuit du faune se voulait une synthèse de siècles de littérature philosophique).


Plus qu'une synthèse, on pourrait presque parler ici de recomposition, tant les éléments qui faisaient tout le sel de la "trilogie des murs" sont ici, plutôt que simplement repris, prolongés dans des directions nouvelles (quoique attendues), l'autrice en venant même à faire concurrence à l'Alain Damasio des Furtifs ou de La Horde du contrevent (voir le clin d'oeil "golgoth" page 170 ou la référence au Shakespeare de La Tempête).


Commençons par le plus évident (pour moi, Stéphanie Chaptal n'ayant pas trouvé, elle, "de linéarité dans ce récit", qu'elle a pourtant apprécié autant que moi), la composition du roman en trois parties d'exactement six chapitres, s'étendant sur trois mois (mars-avril-mai).


Quoique non signalée par des numéros, cette structure tripartite se déduit assez bien du texte, qui s'articule autour de deux moments-clés, à la charnière de chacune des parties : la rencontre par Fi, l'héroïne, de François Villon, un ami de son frère mort (en mode Vertigo) ; la découverte par Fi de la nature véritable de ce même François Villon.


On le voit, et Sabrina Calvo le souligne par la reprise d'un même détail vestimentaire (la clé de sol dans les cheveux, que portaient aussi bien Colline dans Sous la colline que Nikki et Hannah dans Toxoplasma), on retrouve l'héroïne calvienne typique, lancée ici non dans une quête à portée cosmique (quoique, il s'agira bien, au final, de sauver le monde de la Métrique, cette organisation insidieuse qui vise "la mise en mesure du monde", page 67), mais dans une "croisade" aux accent personnels (une croisade des enfants à la Marcel Schwob) : si elle veut brûler Eurodisney, c'est avant tout pour venger son frère.


Cette quête passera là aussi par une enquête sur les agissements véritables de la Souris noire, avec par exemple perquisition dans ses locaux parisiens, que Sabrina Calvo, sur la foi d'un dessus de porte bien réel, situe 33 rue des Envierges, ou plutôt, puisque elle rebaptise la rue, 33 rue Chantal Akerman (en hommage à la cinéaste de Golden Eighties, film que l'héroïne rêve de visionner page 242 du roman).


Ici (ré)apparaît une autre particularité de Sabrina Calvo, son imaginaire (psycho-)géographique (souligné, comme dans Toxoplasma, par le plan en début de roman, que les puristes comme moi écarteront au profit d'un "vrai" plan de Paris) : telle une gamine jouant à enchanter son quotidien, ou telle une surréaliste ou une situationniste, elle fait naître des visions fantastiques dans des lieux familiers (ici, Belleville ; ailleurs, Montréal, dans Toxoplasma, ou Marseille, dans Sous la colline).


Ce n'est pas seulement dû au genre uchronique dans lequel (comme pour Toxoplasma) elle s'inscrit ici (nous sommes une vingtaine d'années après l'inauguration d'Eurodisney en 1992, soit aux alentours de 2012, mais le parc s'est déjà effondré, pris dans "la guerre civile mondiale" évoquée page 86) ; c'est aussi, notamment, parce qu'elle convoque une grande figure culturelle, dont l'ombre va planer (comme un pélican) sur tout le roman (c'était Stéphane Mallarmé dans Elliott du Néant et Le Corbusier dans Sous la colline, c'est ici, évidemment, Walt Disney).


Autour de cette figure va s'agréger un arsenal de méchants aussi inquiétants que le Sauron de Tolkien

– le pélican noir qui s'en prend à François Villon (et qui est loin d'être un simple arnaqueur, comme du temps du poète médiéval) ; 

– Melmoth, le suzerain noir (allusion à Melmoth ou l'Homme errant, ce roman gothique contant les aventures d'une figure faustienne) ; 

– mais aussi le bien-nommé commissaire Alain Charnier, et ses brigades porteuses d'un brassard orange aux armes de la Souris Noire (allusion évidente à l'uniforme nazi, voir notamment pages 145 et 154).


Comme le Billy Bat de Naoki Urasawa, Melmoth furieux se rappelle en effet que le vingtième siècle est le siècle des camps, qui ont essaimé sur tous les continents et regroupé tous les peuples (les Boers en Afrique, les Juifs en Europe, les Khmers en Asie, les Japonais en Amérique) ; curieusement, ces camps de concentration ont un pendant "positif" dans l'industrie du divertissement (les camps de vacances ou de loisirs), ce qui invite d'autant à rapprocher les deux concepts.


Face à ces "territoires de l'imaginaire en conserve" (page 201) que délimite Eurodisney se dressent les personnages habituels des romans de Sabrina Calvo : 

– les enfants, notamment Bz et Lou, avec qui Fi forme une trinité qui rappelle fortement les Castors Juniors de Sous la colline

– les animaux (le canard Clopin, mais aussi le Parlement des Oiseaux) ; 

– les hackers amateurs de vieilles machines, même si ici le "cyberpounk" (page 107) se fait discret, au profit de la couture, qu'il imite ; 

– les femmes bienveillantes (Farah, Luna, voire Gwynplaine, qui est, comme son nom l'indique, une version féminine très réussie de L'Homme qui rit de Victor Hugo, même si elle porte, page 110, le même "masque d'or" que le roi lépreux de Marcel Schwob).


Pour rassembler tout ce petit monde, Fi va forger, non pas un anneau comme chez Tolkien, mais une robe : "une robe pour nous protéger toustes du malheur ; une robe pour invoquer les fantômes, les démons" (page 257) – et il ne s'agira pas pour elle de prendre le pouvoir, mais plutôt de protéger ses "enfants" (voir pages 260-261)


Dans les passages aux futur qui concluent chaque chapitre (sauf le dernier) et qui décrivent (peut-être) l'avenir de l'héroïne, Fi prouve "qu'on peut gagner cette guerre avec une robe" (page 230) et acquiert une stature de porte-drapeau qui fait irrésistiblement songer à La Liberté guidant le peuple de Delacroix (voir notamment page 221).


Cette liberté, c'est avant tout celle qu'offre la création : comme Elliot du Néant, Melmoth furieux est avant tout un magnifique hommage à l'art, vu ici à travers le prisme de la couture (rappelons au passage avec Littré que le mot "texte" vient du latin "textus" qui signifie "tissu").


Le "vortex de vitesse et d'étoffe" (page 282) que crée Fi, à l'aide d'une muse, François Villon, qu'elle vampirise autant que le peintre du Portrait ovale d'Edgar Allan Poe, c'est donc tout aussi bien le tourbillon de mots où nous entraîne Sabrina Calvo, qui rêve visiblement, comme son héroïne, de "coudre avec le feu" (page 21).


Comme le déclare Fi page 201, en mode Victor Hugo : "l'insurrection, c'est aussi le style, notre expression jetée à la face du luxe et des imitations" – et cette croyance dans le pouvoir subversif de l'art irrigue tout le roman, comme l'eau qui court sous la surface de Belleville ; elle peut paraître naïve, mais elle n'est certainement pas dépassée, à l'heure où le capitalisme rêve d'instaurer "un monde merveilleux, uni dans un même imaginaire" (page 171) ou de "faire de la publicité directement dans nos rêves" (page 203).


Evidemment, certains lecteurs auront besoin, pour aborder un roman aussi flamboyant, de porter une combinaison en amiante ; d'autres s'y exposeront sans crainte, certains de s'y réchauffer plus que de s'y brûler ; mais aucun, je crois, ne pourra demeurer indifférent devant Melmoth furieux, un des plus grands romans de cette rentrée.


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