Primordial de Jeff Lemire, Andrea Sorrentino & Dave Stewart
Révolution dans "le paysage du storytelling" pour les uns (Zouzeman, mais aussi Kobi Bordeley ou Dustin Holland), récit comportant "certaines limites" pour les autres (Florian Moine, mais aussi Aurélien Pigeat), le nouvel opus du tandem Jeff Lemire & Andrea Sorrentino est sans doute quelque part entre ces deux jugements tranchés.
Si ce titre peut déconcerter, c'est sans doute parce que, un peu à la manière du Véga de Lehman & Legendre, mais en plus concentré, il ne laisse guère apparaître son thème qu'à travers quelques lignes de dialogue, le dissimulant derrière une intrigue qui n'est ni plus ni moins qu'un MacGuffin – un "prétexte" (dixit Aurélien Pigeat ou Florian Moine).
Autrement dit, Jeff Lemire laisse délibérément le soin d'étoffer son scénario aux images d'Andrea Sorrentino , nous ramenant "à nos instincts primaires de lecteur de BD" : le ressenti passe par les images et le rythme imposé par l'artiste" (dixit Zouzeman), pour mieux renforcer le sense of wonder.
Ceci dit, le type d'intrigue choisi pointe quand même dans la direction du thème : nous sommes dans un monde alternatif, où la conquête spatiale s'est arrêtée après l'échec des missions Jupiter (côté américain) et Spoutnik (côté russe) ; comme souvent dans les uchronies (voir le Fatherland de Robert Harris), un personnage (ici, le professeur Donald Pembrook) va mettre la main sur un document prouvant que l'histoire a peut-être été réécrite – et ce des deux côtés du mur.
Contrairement à un titre comme The Department of Truth (tout aussi virtuose sur le plan scénaristique et graphique), et malgré des cliffhangers à chaque fin d'épisode, Jeff Lemire ne va pas approfondir cette trame de thriller complotiste, parce qu'elle ne sert, selon moi, qu'à mieux nous faire comprendre son thème : si vous voulez chercher une histoire alternative, allez plutôt voir du côté des Noirs (Donald), des femmes (Yelena) et des animaux (Laïka, Able, Baker).
La preuve ? Dès son arrivée (en 1961) à Cap Canaveral, page 9, Donald se fait interpeller par le sergent Jones, visiblement incapable de s'imaginer qu'un Noir puisse être autre chose qu'inculte : "vous êtes de l'entretien ?"
Page 70, c'est Yelena qui déclare : "j'étais plus qualifiée que tous les hommes qui travaillaient pour Korolev. Et pourtant, c'était moi qui nettoyais les cages..."
Les plus maltraités dans l'histoire sont évidemment les animaux : d'une certaine manière, Primordial est bien cette "réflexion sur l'exploitation des animaux par l'homme à des fins scientifiques", donc sur "le bien-être animal" que décrit Florian Moine ; mais c'est aussi et surtout une invitation à changer de paradigme (donc à tisser des liens différents avec les autres êtres vivants, pour le dire vite).
Dans l'ET de Spielberg, dont Primordial pourrait être le miroir, sur le plan thématique (la scène de dissection) comme scénaristique (la volonté de rentrer), nous ne saurons jamais à quoi ressemble le monde qu'essaye de rejoindre l'extraterrestre éponyme ; de même, dans Primordial, nous ne saurons jamais qui a arrêté la course de Laïka, Able et Baker – une intelligence supérieure, non spéciste, qui préférerait réserver ses connaissances techniques à d'autres que les humains ?
L'important n'est bien sûr pas là, mais dans la relation qu'entretient Yelena avec Laïka, un lien qui semble également faire écho à la célèbre fin de la nouvelle d'Harlan Ellison "A Boy and his Dog" ("Sure I know. A boy loves his dog.") – Primordial est, avant tout, une histoire d'amour, comme nous le rappelle le dialogue de la page 94 :
"– Yelena... ce n'est qu'un chien.
– C'est plus qu'un chien, Donald. C'est ma Laïka. C'est ma fille."
Histoire de renforcer cette opposition entre fausse intrigue et vraie vie, Andrea Sorrentino utilise pour l'essentiel deux styles graphiques bien distincts (comme l'ont remarqué avant moi Kobi Bordeley ou Zouzeman) :
– pour les scènes de thriller, situées dans le passé (1961 pour l'essentiel, avec des incursions en 1957, 1958 et 1959), il use d'un dessin en masses de noir, avec des effets de trame et très souvent un gaufrier 3 par 2 (notez que la colorisation de Dave Stewart en teintes sombres renforce évidemment ce parti pris graphique) ;
– pour les scènes de... mélo disons, situées dans un temps indéterminé (celui où Able, Baker et Laïka ont atterri) puis dans le présent (2024), il use d'une ligne claire faisant la part belle au blanc, que Zouzeman compare, non sans raison, à celle de Franck Quitely (là encore, la colorisation éclatante de Dave Stewart vient amplifier ce choix).
Dans les moments où il expose, souvent en pleine page, les structures extraterrestres, plus mentales que physiques, où évoluent Able, Baker et Laïka (voir par exemple le ruban de Möbius de la page 81), Andrea Sorrentino atteint la force lyrique du 2001 de Kubrick (Zouzeman évoque aussi cette référence) – ce n'est pas un hasard si Kobi Bordeley parle de poème à propos de Primordial.
S'il vous faut à tout prix une morale en fin de Primordial, une bande dessinée qui ambitionne avant tout de faire réfléchir avec des images plus que des mots, donc justement de rejeter toute morale stéréotypée, vous pourrez tout autant choisir la phrases "A girl loves her dog", en mode Harlan Ellison, que cette réflexion de Yelena page 71 :
"la science ne se résume pas à faire des bombes" (sous-entendu, elle devrait aussi nous permettre de communiquer avec d'autres espèces, et pas forcément des situées à des années-lumières de nous).
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