Paideia de Claire Garand
Quand un triste sire s'avisa de décréter, à propos des Chants de Nüying, que les femmes n'entendaient rien à la Science-Fiction, Emilie Querballec sortit, non une tronçonneuse, mais une listes d'autrices ayant illustré le genre, parmi lesquelles elle n'hésita pas à inclure le nom de Claire Garand, dont le Paideia (ouvrage lu en service de presse) n'était alors pas encore paru.
Maintenant que le roman est disponible, cet honneur prend tout son sens : visiblement, Emilie Querballec et Claire Garand ne partagent pas que leurs sources (l'astrophysicien Franck Selsis, consulté aussi bien pour Les Chants de Nüying que pour Paideia), elles ont aussi en commun une certaine (haute) idée de la SF.
En surface, cela se traduit notamment, tout au long de Paideia, par un usage intense de ce que j'appelle le word-building, afin de fixer le cadre de référence de l'anonyme héroïne par :
– d'innombrables comparaisons empruntées aux deux registres qui régissent sa vie, le mécanique de la station spatiale et l'organique des serres ("c'est alors que la solution a éclos, verte et aussi avide de vie qu'un long germe de radis dans sa poche de gel, avec la netteté d'une lunette de microscope bien essuyée" page 177, pour ne citer qu'un seul exemple comprenant les deux registres) ;
– quelques expressions figées fort différentes de nos habituels clichés ("ça va envoyer du régolithe" page 25, "toutes me roulaient dans l'ammoniaque de refroidissement" page 26, "ça faisait un mal de centrifugeuse" page 63, "sa petite révolte à trois vis" page 117, "ça faisait un mal de ressort de musculation" page 213, "tout partait en comète" page 287, "j'en ai été pour mes câbles" page 304, "gravé au chalumeau à acétylène" page 315) ;
– des jurons comme "par la Terre morte" (première occurrence page 10) ou "cornes de lune" (par exemple page 151, mais le juron était présent sous forme gestuelle dès la page 36) ;
– des termes géographiques nés de l'impesanteur régnant dans la station ("nous avons traversé son bureau, laissant à lune la serre et la réserve à cosmos" page 12).
Ce cadre linguistique, associé à un travail suivi sur les sensations corporelles (j'en reparlerai un peu), c'est bien sûr, quoi qu'en dise Nicolas Winter, la chair qui donne vie à l'ossature de Paideia (et est pour beaucoup donc dans notre plaisir de lecture, un plaisir un peu trouble certes, voir les chroniques de Yuyine et de Stéphanie Chaptal ou la suite de la mienne).
Comme nous l'apprend la page 44, "paideia" est "un mot de grec-mort désignant l'éducation de citoyens beau et bons guidés par la passion de l'excellence et la perfection en actes, les meilleurs, à la morale immaculée, seuls aptes à la liberté" ; mais il peut aussi signifier "châtiment", nous apprend l'héroïne page 51.
On le devine, le titre du roman est donc tout aussi ironique que ne l'était celui d'Education européenne chez Romain Gary ; mais plutôt qu'apprendre aux garçons à vivre en temps de guerre, il s'agit ici d'apprendre aux filles à engendrer la nouvelle humanité, après les meurtrières guerres sélénite décrites notamment pages 45 ou 157.
(Pour ceux qui aiment les catégorisations, notez au passage que Paideia relève donc à la fois du post-apo, du space-opera et, nous le verrons bientôt, du cyberpunk, suivant un savant dosage rappelant, là encore, Les Chants de Nüying).
Claire Garand questionne le sens de ce projet de repeuplement (et plus généralement, l'expansionnisme de l'humanité, et encore plus généralement, la condition humaine, j'y reviendrai) par le prisme des "anxiétés scolaires et interactionnelles" (page 114), comprenez : du harcèlement (qui est, pour moi comme pour Nicolas Winter, le vrai sujet de ce livre).
Comment l'humanité pourrait-elle en effet parvenir à perdurer à grande échelle dès lors que, dans une micro-société comme celle formée par les 10 orbitantes, toutes se liguent déjà contre une, instaurant "une compét' de fillettes" (page 23) des plus malsaines ?
L'horreur de la situation est notamment emblématisée par de multiples clins d'oeil à Alien (qui font aussi le lien avec la thématique de la maternité imposée, et participent au caractère grotesque de l'oeuvre, j'en reparlerai) : "quelque chose de velu me sauta au visage" (page 20), "une abomination dedans moi" (page 102), "personne n'aurait pu la reconnaître dans ce tas de loques et de sang" (page 215).
Au-delà du ressenti de l'héroïne, les mécanismes psychologiques du harcèlement sont très finement analysés :
– l'isolation de la cible en se basant sur un critère arbitraire (contrairement aux autres, qui atteignent ou dépassent 4,5, elle n'a qu'un score de 4,2 "sur l'échelle de Breuil-Rostocka" mesurant l'intelligence, pages 22, 151 ou 239) ;
– son rabaissement au rang d'objet plus que de sujet ("elles avaient même oublié mon prénom", page 33, un anonymat qui ne sera valorisé qu'à la page 320, c'est dire) ;
– le maintien dans une dépendance psychologique de la cible, en profitant de ce qu'elle est forcée de côtoyer ses condisciples de cours, donc de faire partie de leur communauté (Claire Garand rend cette situation paradoxale par une astuce linguistique récurrente sur les pronoms, voir par exemple, page 221, "je ne savais jamais si nous faisions exprès ou si ne nous m'entendions vraiment pas") ;
– les brimades psychologiques (pas plus que ses parents, ses consoeurs ne sont convaincues par ses rêves de devenir exploratrice, qu'elles passent leur temps à railler) ;
– les brimades physiques (via simulations interposées) sous couvert de jeux (page 124, "j'avais ces bagarres idiotes en horreur. Je me défendais, c'est tout").
Pour la victime, "Quatre-virgule-deux", il s'agit donc tout autant de se libérer de l'emprise qu'exercent sur elle ses consoeurs que de déjouer un destin aussi prévisible qu'une "suite de Fibonacci" (convoquée page 36, et ce n'est pas un hasard, les chapitres 2 à 7 égrènent un compte à rebours en jours, 21, 13, 8, 5, 3, 2, qui reprend à l'envers des termes de la fameuse suite, 1, 1, 2, 3, 5, 8, 13, 21).
Contrairement toutefois à la Carolyn de La Bibliothèque de Mount Char, voire au Captp de La Zone du dehors, et c'est une originalité de Paideia, "Quatre-virgule-deux" ne va pas réaliser des plans parfaitement millimétrés, elle va plutôt tenter de se libérer par tâtonnements, par "une série interminable d'essais et de compilations" (page 181) – en mode "trial and error" donc (la deuxième de ses trois tentatives est d'ailleurs explicitement appelée "l'erreur" par le titre du chapitre 6).
Ces tentatives quasi-enfantines se caractériseront donc par leur diversité plus que par leur continuité, "Quatre-virgule-deux" endossant tout-à-tour les rôles de la cambrioleuse, de la pirate informatique ou de la terroriste : comme dans Les Chants de Nüying d'Emilie Querballec, le cyberpunk fera donc une incursion remarquée dans ce qui est au départ un space-opera – et c'est logique, d'une certaine façon.
En effet, contrairement à beaucoup de récits de SF, qui se focalisent, par souci d'unité, sur une seule évolution technique, afin d'explorer par le menu ses conséquences (exemple-type : Jack Barron et l'éternité de Norman Spinrad), des textes comme Paideia ou Les Chants de Nüying partent du principe que les avancées scientifiques se font de façon à peu près égale dans tous les domaines, donc qu'elles doivent fatalement se côtoyer dans toutes les versions imaginables du futur.
C'est ce que j'appellerai volontiers la pantechnie : si l'homme devient un jour capable de voyager dans l'espace, il sera sans doute tout autant capable, au même moment, de créer des simulations informatiques, pour reprendre un exemple présent aussi bien dans Paideia que dans Les Chants de Nüying – un exemple qui présente en outre l'intérêt de ne pas trop déflorer l'intrigue de ces deux grands romans.
Forcément, une telle complexité technique enrichit le sense of wonder, que Claire Garand décline ici suivant ses deux inflexions antagonistes, d'après Istvan Csicsery-Ronay : le sublime et le grotesque – qui recoupe sans doute ici la distinction entre rêve (idéal) et réalité, ainsi qu'entre impesanteur et gravité, voire entre esprit et corps ("dès que mon esprit aux radicelles velues tâtait de nouvelles idées d'analyse, la poigne de la force gravitationnelle l'agrippait", page 300).
Le grotesque, qui n'est pas forcément risible, au contraire, ce sont toutes ces descriptions horrifiques de corps meurtris, dignes d'Alien (je l'ai déjà évoqué plus haut) ; mais aussi toutes ces notations triviales qui rappellent que le corps, même génétiquement modifié, ne peut s'affranchir de ses besoins élémentaires ("l'aspirateur à pipi" introduit page 23 ou "les crottes pop-corn" de la page 77) – sans parler des forces comme la pesanteur donc.
Le sublime, c'est ce vertige devant l'immensité de l'univers, auquel "Quatre-virgule-deux" veut précisément se confronter ; il est résumé par le mot "infini", qui revient à de nombreuses reprises dans le roman, jusqu'à le conclure, page 321 (on pense bien sûr au Stanley Kubrick de 2001, même si la fin de Paideia lorgne plutôt du côté de La Dernière tentation du Christ de Nikos Kazantzaki, voire du Punisher de Garth Ennis & Richard Corben).
La dialectique entre ces deux concepts, également caractéristiques de la nature humaine (quelque part entre ange et bête pour Pascal, rappelons-le) court tout au long du roman, qui est donc une formidable interrogation sur l'espèce humaine autant que sur le sens de l'existence – comme tout grand texte de SF qui se respecte.
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