jeudi 30 mars 2023

Un dessin d'Escher

Terminus de Tom Sweterlitsch


"L'ensemble évoquait un dessin d'Escher" : cette impression qu'une cuisine de vaisseau spatial donne à Shannon Moss, l'héroïne de Terminus (page 531 de l'édition poche), ce serait aussi, sans nul doute, celle qu'elle ressentirait si elle pouvait contempler, de l'extérieur plutôt que de l'intérieur, le roman vertigineux de Tom Sweterlisch.


Peu d'ouvrages ont, me semble-t-il, utilisé avec autant de virtuosité les différentes modalités possibles de la duplication : générique (science-fiction versus polar), atmosphérique (onirisme versus réalisme), esthétique (grotesque versus sublime), narrative (première versus troisième personne), thématique (les personnages et leurs échos, j'y reviendrai), épisodique (les répétitions de scènes), voire intertextuelle (les clins d'oeil à d'autres oeuvres) – tout ces fils se mêlant de façon parfaite.


Puisqu'il est de toute façon difficile de savoir par quel bout démêler cette pelote, commençons par le prologue du roman et la "toute première excursion sur une Terre du lointain futur", sise en 2197 (page 11) qu'effectue Shannon Moss depuis un présent sis en 1997 : non seulement elle s'y voit morte ("en cette femme crucifiée, elle s'était reconnue", page 13), mais en plus, un peu comme dans Le Château de l'araignée d'Akira Kurosawa, elle ne cesse de tomber sur le même arbre, "un pin brûlé avec une carapace de cendre en guise d'écorce" (page 14).


Dès cette scène hallucinée, digne du Dan Simmons d'Hypérion (ou du Thierry Di Rollo de Bankgreen pour Albedo, ou du Philippe Druillet d'Yragaël pour Anudar, mais aussi des cauchemars de Thomas Ligotti pour Gromovar), les principaux fils du roman sont déjà tissés, à commencer par son cadre science-fictif, et le polar qu'il enveloppe.


(Comme les Kloetzer d'Anamnèse de Lady Star, Tom Sweterlitsch est en effet l'un de ces auteurs à qui l'on peut appliquer aisément la fameuse réflexion de Boris Vian, : dans un article de 1951, celui qui fut un des premiers spécialistes de la SF en France la décrivait comme un nouveau cadre où déployer des anciens genres plutôt qu'un genre en soi – une nouvelle esthétique si vous préférez.)


Sur le plan scientifique, tout part d'une idée simple, mais aux conséquences incalculables : "on pouvait voyager dans le futur, mais ce n'étaient que des futurs possibles" (page 123), plus précisément "des futurs appelés espaces d'Everett, bâtis à partir de nos observations, de notre expérience" (page 228), qui s'évanouissent comme des rêves sitôt que la voyageuse s'en retire – sitôt que "la gravité quantique" provoque "la réduction du paquet d'ondes" (page 326).


Quoi que cette idée soit justifiée, on le voit, par de nombreux concepts pointus empruntés à la physique quantique (voir la chronique de Feyd Rautha pour plus d'explications), ce qui intéresse Tom Sweterlitsch dans ce processus, outre ses éventuels dysfonctionnements ("les courbes fermées de genre temps" formant "boucle" de la page 333, qui vont jouer un grand rôle dans le roman), c'est avant tout le vertige cognitif (donc le sentiment de sublime) qu'il peut induire chez les personnes en ayant connaissance.


(NB : ces personnes bien informées ne sont pas si nombreuses, vu que dans ce 1997 alternatif, les avancées scientifiques obtenues par l'US Navy ont été tenues secrètes, voir page 62 ; en outre, comme l'explique la page 135, ce secret permet aux voyageuses comme Shannon d'éviter, en théorie du moins, les éventuels coups de folie des humains peuplant ces futurs possibles).


Ce vertige à la Tchouang-Tseu, comparable à "une impression de rêves à l'intérieur des rêves" (page 123), fait évidemment penser à l'Inception de Christopher Nolan, (voir la critique anglaise, mais aussi Natalia Wysocka dans Le Devoir ou Michel Valentin dans Le Parisien) ; il fait aussi penser (en tout cas moi) à un film argentin méconnu, La Sonambula de Fernando Spiner, ("la fin du monde, c'est une femme qui se réveille") – même si l'influence cinématographique majeure de Tom Sweterlitsch pour son thriller temporel est sans doute La Jetée de Chris. Marker, voir cet entretien.


Ce vertige existentiel, c'est le même qui hantait le Shakespeare de La Tempête ou le Calderon de La Vie est un songe ; comme le dit fort bien un personnage à l'héroïne, page 141 :

"bien que je connaisse le principe, je refusais de croire que, si jamais je vous rencontrais, vous, Shannon Moss, cela signifierait que mon univers tout entier n'était qu'une espèce de monde "de poche" qui cesserait d'exister à votre départ. [..] Mais j'en suis arrivé à accepter que mon existence est une illusion."


(Au passage, notez qu'a contrario, tout ce que la voyageuse ramène dans son vaisseau de ce monde hypothétique, y compris les êtres humains, persiste dans le monde réel, sous forme d'écho, autrement dit de "double" de la chose ou de la personne originelle, voir page 123 ; Tom Sweterlitsch va évidemment exploiter sur le plan scénaristique ce phénomène de duplication physique.)


Cette opposition entre rêve et réalité, entre 2015-2016 hypothétique et 1997 réel (enfin, jusqu'à preuve du contraire) Tom Sweterlitsch la rend, comme l'a remarqué Albedo avant moi, par une différence dans la narration (ainsi que par des épigraphes communes, François Villon pour 1997 et August Strindberg pour 2015-2016) :

– le récit est au passé simple et à la troisième personne pour le prologue (daté de 2197, mais largement consacré au debriefing en 1997) et les première, troisième et cinquième parties (qui ont lieu en 1997 et se suivent) ;

– le récit est au passé simple et à la première personne pour les deuxième et troisième partie (représentant chacune un 2015-2016 futur extrapolé à partir du 1997 de Shannon Moss, avec évidemment des différences substantielles) ;

– le récit est au présent et à la première personne pour l'épilogue, dont je tairai le statut dans ce mille-feuilles temporel (digne du Gnomon d'Harkaway), afin de ne pas spoiler la fin de Terminus (ceci dit, divers indices l'annoncent, dont les réflexions de Shannon page 92 sur les "filles ayant grandi dans la pauvreté").


(Au passage, notez que pour différencier ces différentes strates temporelles dans leur esprit, d'autres voyageurs que Shannon emploient, exactement comme le Caius d'Un château sous la mer de Greg Egan, "une technique appelée Palais de la Mémoire, qui consist[e] à imaginer un palais et à placer mentalement des noms, des visages ou des événements dans ses diverses pièces", page 363.)


Pourquoi 1997 et 2015-2016 ? C'est là une des conséquences de l'existence du voyage temporel pour la policière qu'est fondamentalement Shannon Moss : "vingt ans plus tard, l'enquête serait terminée – tout ce qui se passait ici serait de l'histoire" (page 110) ; donc l'exploration d'un futur hypothétique peut lui fournir des indices pour, peut-être, sauver la vie d'une jeune fille enlevée, Marian Mursult.


Quoique les actions de Shannon Moss s'inscrivent dans un cadre plus large, la prévention d'un futur apocalyptique, entrevu dans tous les espaces d'Everett explorés à ce jour, et baptisé le Terminus (oui, c'est le titre français du roman), la quête personnelle de la policière serait plutôt en effet de retrouver "le monde enfui" de son enfance (page 42, c'est le titre anglais du roman) – exactement comme une célèbre héroïne de polar.


Dans Le Silence des agneaux, le thriller de Thomas Harris porté à l'écran par Jonathan Demme (et dont la scène finale a inspiré, selon moi, le premier chapitre de la troisième partie de Terminus), Clarice Starling cherche, en sauvant la victime d'un tueur en série, à chasser de sa mémoire le cri des agneaux qu'on égorge ; de même, Shannon Moss espère, en retrouvant Marian, racheter la mort de son amie d'enfance – dont elle n'est, bien sûr, pas le moins du monde responsable (notez que Tom Sweterlitsch assume pleinement cette similitude de caractères entre les deux héroïnes).


Outre la psychologie tourmentée, Tom Sweterlisch adopte également le réalisme cru du polar contemporain, multipliant les corps démembrés sur les diverses trajectoires, présentes ou futures, empruntées par son héroïne (à la suite de la critique anglaise, Baroona, Nicolas Winter, Mickaël Adamadorassy sur Le Cargo, Michel Valentin dans Le Parisien, Lloyd Chéry dans Le Point et Natalia Wysocka dans Le Devoir y voient l'influence de True detective, la série qui a donné une visibilité à ce type d'histoires policières).


Ce morcellement des corps (joint à leur duplication occasionnelle), c'est le pendant "grotesque" (terme employé page 492) du sublime ressenti devant "l'immensité du cosmos" (page 214), ce sentiment "d'insignifiance (ma foi très Lovecraftienne) de l'humain et de sa civilisation face à l'immensité spatio-temporelle du cosmos" (dixit Apophis) : Tom Sweterlisch use donc, pour mieux équilibrer son roman, des deux modalité majeures du sense of wonder d'après Itsvan Csicsery-Ronay.


"L'atrocité s'enflait, évoquant une nuée de vers dans le coeur d'un chien mort" (page 291) : là encore, cette impression de Shannon Moss en découvrant une scène de crime, la deuxième à se tenir sur un lieu émotionnellement important pour elle, ça pourrait aussi bien être le ressenti du lecteur ou de la lectrice devant cette débauche de détails concrets – sauf que Tom Sweterlisch les tempère en conférant un côté abstrait à l'enquête.


En effet, exactement comme dans le Wet Moon d'Atsushi Kaneko, autre thriller métaphysique sous influence de David Lynch, la fin de la quête de Shannon ne sera en vue que quand elle pourra pénétrer dans un espace plus mental que physique, un espace auquel le pin du prologue sert de panneau indicateur : le Vardogger.


(NB : le roman souligne, page 311, qu'il s'agit là d'un nom inventé, "comme Narnia", mais l'invention est du fait de la mythologie nordique plutôt que du père de Marian : un vardoger désigne précisément une catégorie de double prémonitoire, ces "fantômes qui précèdent les vivants dans la forêt, comme des esprits nés avant leur corps", dont un personnage parle à Shannon page 230).


Histoire de souligner la parenté de ce lieu (pourtant purement quantique) avec la Black Lodge et la Red Room du Twin Peaks de David Lynch, autant qu'avec la Red Rum de Shining (le film de Stanley Kubrick inspiré du roman de Stephen King, auteur cité page 495 de Terminus), Tom Sweterlitsch le situe près d'un torrent baptisé Red Run, non loin d'un hôtel appelé Blackwater Falls Lodge (les deux lieux existent vraiment dans notre réalité, mais leur choix est, pour moi, révélateur).


Evidemment, le côté mythique de l'endroit était présent dès le prologue, la combinaison arbre plus crucifixion inversée évoquant irrésistiblement cette scène fameuse de la mythologie scandinave où Odin, afin d'acquérir la connaissance des runes, est pendu à l'arbre du monde, Yggdrasil (qui est plutôt un if ou un frêne qu'un pin) ; en revanche, il n'y perd pas sa jambe gauche, comme Shannon, mais dans un autre épisode célèbre, il donne un de ses yeux pour accéder à la source de la connaissance – Tom Sweterlitsch a synthétisé les deux histoires en quelque sorte.


(NB : l'association pin plus croix contamine jusqu'aux choix musicaux de l'héroïne, qui écoute page 203 "In The Pines", aka "Where Did You Sleep Last Night", dans la version de Nirvana, chanson extraite d'un disque consacré à Leadbelly, qui n'a hélas vu le jour que dans le 1997 de Tom Sweterlitsch, avec en couverture "une croix de crânes", page 202.)


Sans surprise donc, le "Trou blanc, le deuxième soleil" (page 20) qui provoque le Terminus sera interprété, par le grand méchant de l'histoire, imprégné de mythologie nazie, comme étant "Santur – la fontaine de sang pur, la source de puissance pour la race aryenne", devenue, après sa défaite contre Sol, "le Soleil noir, carbonisé, le soleil-néant, l'ombre de toute existence" (page 409) – et je ne parle pas du vaisseau spatial, perçu comme le Naglfar (voir pages 133 et 436).


Ainsi, dans Terminus, l'aspect réaliste et scientifique est sans cesse occulté ou contredit par l'aspect onirique ou mythologique, produisant une science-friction analogue à celle promue par Catherine Dufour dans son diptyque chinois ; dit autrement, Tom Sweterlisch utilise un mécanisme classique du récit fantastique selon Jacques Finné, la fausse double explication, où sur le plateau de la balance narrative s'équilibrent censément raison et irrationalité (censément, car en fait, dans la tête du lecteur ou de la lectrice, l'une l'emporte toujours sur l'autre).


Jamais pourtant cette oscillation permanente entre les différentes dualités que je viens (maladroitement) de décrire ne vire à l'opposition binaire pure et simple, et c'est sans doute en raison du style fluide de Tom Sweterlitsch, qui nous fait passer en douceur d'un état (quantique ?) à un autre, par exemple ici de l'abstrait au concret (page 287-287, la traduction de Michel Pagel rend bien justice à la forme et à la sonorité initiales de la phrase) :


"Quand ses émotions bouillonnaient et la bouleversaient ainsi, elle visualisait sa vie comme une feuille de papier aussi grande qu'une voile de navire, qu'elle pliait jusqu'à ce que ses émotions soient comprimées dans son coeur en une petite brique compacte ayant la dureté du diamant."


Si l'on résume un peu : une atmosphère onirique estompant la réalité du monde décrit, un même personnage désigné alternativement par la première ou la troisième personne, des lignes narratives qui en récrivent d'autres, des personnages qui en dupliquent d'autres, des espaces plus mentaux que physiques, un style fluide, tout cela rappelle fortement, en plus accessible certes, l'Alain Robbe-Grillet des années 60-70 (La Maison de rendez-vous, Projet pour une révolution à New York, Topologie d'une cité fantôme, Souvenirs du triangle d'or).


Or Robbe-Grillet est précisément une des influences invoquées (non sans raison on le voit) par Tom Sweterlisch, qui réussit donc, avec Terminus, un ambitieux thriller métaphysique, tout à la fois quantique et mythologique, horrifique et onirique.



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