samedi 13 mai 2023

Le point de vue de Robin

Something is Killing the Children 1 de James Tynion IV & Werther Dell'Edera (& Miquel Muerto)

The Department of Truth 2 de James Tynion IV & Martin Simmonds


Comme ses victoires en 2021 et 2022 aux Eisner Award l'ont montré, James Tynion IV est en train de devenir un scénariste de tout premier plan – et comme pour Jeff Lemire, c'est surtout visible dans ses scénarios personnels, hors univers DC ou Marvel (symboliquement, le James de Something is Killing the Children porte d'ailleurs une chauve-souris sur son T-shirt dans le premier épisode, manière à peine voilée de congédier Batman et consorts).


Pour s'affranchir du moule super-héroïque, et plus généralement du schéma populaire qui voit "un héros, phénoménal comme il se doit par définition, confronté un phénomène" dans "une sorte de lutte manichéenne", James Tynion IV choisit de s'en remettre "à la dialectique du personnage et du phénomène constitutive du récit fantastique", repoussant au second plan les héros proprement dits (citations extraites de la page 67 de l'essai-phare de Joël Malrieu sur le sujet).


Plus précisément, qu'il opte pour un thriller paranoïaque (The Department of Truth, dont j'ai déjà chroniqué le volume 1) ou un (plus classique) thriller horrifique (Something is Killing the Children), il adopte, sur le phénomène placé au centre du récit (les formes-pensées ou les monstres), le point de vue d'un innocent, parachuté dans un univers qui le dépasse (plutôt que d'un héros qui en maîtrise tous les tenants et aboutissants).


Ce Candide moderne a pour nom Cole dans The Department of Truth, et James dans Something is Killing the Children, le premier n'étant au fond que la version adulte du second : leur couleur de cheveux diffèrent, mais tous deux sont gays, portent de grosses lunettes et viennent de Milwaukee dans le Wisconsin (tout comme leur créateur d'ailleurs, et cela peut laisser penser que James Tynion IV en fait les vecteurs de ses propres questions métaphysiques).


A ces points de vue de personnages ordinaires viennent s'en ajouter d'autres dans les deux cas, notamment :

– celui d'Ethan, le chasseur de bigfoots, dans les chapitres 8-1 et 8-2 de The Department of Truth 2 (qui rappellent habilement l'impact qu'une fausse croyance peut avoir sur une vie ordinaire, voir aussi la chronique de Nicolas Winter) ;

– celui de Tommy, frère d'une victime, dans Something is Killing the Children 1 (et quoi que James Tynion IV en dise dans l'entretien figurant page 5, ce sont autant, sinon plus, ces points de vues non héroïques qui font "que cette histoire fonctionne" selon moi).


Ceci dit, le héros phénoménal, celui capable d'égaler, sinon de maîtriser, le phénomène, est bien présent dans les deux opus dont je parle ici, mais au second plan je l'ai dit, et qui plus est sous la forme du héros fatigué promu en son temps par le Frank Miller de Dark Knight :

– le vieil Hawk Harrison dans The Department of Truth 2, qui exprime par exemple sa lassitude en termes crus dans le chapitre 9 ("Voilà. Des marmots crevés, encore et toujours. Tout ça pour remporter un pauvre concours de bites.") ;

– la jeune mais déjà usée Erica Slaughter de Something is Killing the Children 1 (page 5, James Tynion IV reconnaît l'avoir caractérisée par "la ténacité et la gestion de sa fatigue intense").


Plus précisément, Hawk et Erica (avatars de Batman ?) vont servir de mentors à respectivement Cole et James (avatars de Robin ?) pour les guider dans ce nouveau monde qui s'ouvre à eux – et mener cette "réflexion sur le réel" qui est au coeur de tout récit fantastique (toujours d'après Joël Malrieu, page 37 de son brillant petit essai).


La réflexion est certes plus poussée dans The Department of Truth, qui vise, comme je l'ai déjà dit, à pointer le caractère erronée de la théorie consensuelle de la vérité ; mais Something is Killing the Children et ses monstres visibles seulement par les enfants (ou les adultes ayant subi un certain traitement) interroge tout autant la façon dont les fictions façonnent notre perception du réel (tout en reprenant le motif de la panique sataniste, voir page 51 du tome 1).


Du reste, le premier épisode de Something is Killing the Children commence par une soirée où James raconte une histoire (page 7-9), avant de le voir (page 10-11) raconter cette même soirée fatale à des policiers incrédules ; la suite de la soirée ne sera contée qu'aux pages 28-32, quand James aura trouvé une personne pour l'entendre – Erica, bien sûr.


Cette importance des fictions est bien sûr beaucoup plus marquée dans The Department of Truth, qui s'inscrit, comme je l'ai déjà dit, dans la lignée de Planetary ; dans le tome 2, on rencontrera notamment le Nouvel Ordre Mondial dans l'aéroport de Denver (chapitres 6-7), le Bigfoot (chapitres 8-1 et 8-2), et encore et toujours la panique sataniste (chapitres 9-10).


Preuve que la thématique des deux bandes dessinées est au fond similaire (un reflet des obsessions de James Tynion IV ?), nos deux candides auront peu ou prou la même réflexion :

– "j'y croyais pas, moi, aux monstres !" s'écrie James page 91 (chapitre 4) de Something is Killing the Children 1 ;

– "je ne crois même plus en lui, putain !" s'écrie Cole dans le chapitre 6 de The Department of Truth 2.


On le devine, pour illustrer ses scénarios fantastiques portant sur la porosité entre réalité et fiction, James Tynion IV a besoin de dessinateurs non académiques, adeptes de ce que j'appelle la ligne trouble (voir ma chronique sur Protocole commotion de David Sillanoli, qui transpose le concept dans ses novellas).


Comme Dave McKean ou Bill Sienkewicz (à qui je l'avais déjà comparé à propos du tome 1), Martin Simmonds fait partie d'une lignée de créateurs graphiques qui remonte à Alberto Breccia, et le tome 2 de The Department of Truth le confirme, avec toujours des "compositions parfois démentes", pour reprendre l'expression de Thomas@constellations.


Voyez par exemple ces fragments de textes fondateurs incorporés aux images du chapitre 6 (que le traducteur, Maxime Le Dain, prend soin de nous décoder), et toujours ces cases représentant des espaces mentaux symboliques (dans les deux cas, on n'est pas loin du platonisme de Serge Lehman, à cette seule différence qu'ici les symboles sont plus générés par l'homme que consubstantiels à son essence). 


Du côté de Something is Killing the Children, le découpage de Werther Dell'Edera est plus aéré (avec un taux moyen de 1,43 cases prenant la largeur d'une planche par page), et la mise en couleur de Miquel Muerto accroît la lisibilité des planches,  donc l'oeuvre ne pousse sans doute pas aussi loin le brouillage entre rêve et réalité que The Department of Truth.


Ceci dit, Werther Dell'Edera adopte tout de même "un trait fin, un peu cassant, pas toujours régulier" (dixit Présence sur Babélio), et représente donc les monstres d'une façon aussi délibérément vague qu'Alberto Breccia le faisait avec les extraterrestres dans L'Eternaute 1969, contribuant ainsi à les déréaliser – à en faire presque des émanations mentales des personnages, quoi.


On le voit, malgré leurs différences (Something is Killing the Children 1 ressemble à l'Alien de James Cameron avec Erica dans le rôle de Ripley et Bian dans celui de Newt ; The Department of Truth 1 ou 2 évoque plutôt un Planetary où Elijah Snow aurait abdiqué tout pouvoir pour devenir Cole), ces deux bandes dessinées scénarisées par James Tynion IV manifestent clairement leur appartenance à une même sphère créative – celle qui entend prendre le point de vue de Robin plutôt que celui de Batman, et ainsi ressusciter un certain fantastique jadis enterré par le Comic Code Authority.



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