samedi 6 mai 2023

Cantar no es cantar

L'Eternaute 1969 d'Alberto Breccia & Héctor Oesterheld

Héctor de Léo Henry


Montage, mon beau souci


En 1955, Bertold Brecht trouve enfin un éditeur qui accepte de publier son ABC de la guerre, finalisé dès 1945 : un ensemble d'images, de légendes et de poèmes entretenant entre eux des rapports complexes, suivant un esthétique du montage finement analysée (à la suite notamment de Walter Benjamin) par Georges Didi-Huberman dans son essai Quand les images prennent position.


En 1969, alors même que la dictature d'Ongania vacille, Héctor Oesterheld reprend, pour une revue de droite que l'oeuvre finira évidemment par déranger, le scénario à la Wells de son Eternaute avec, cette fois-ci, au dessin Alberto Breccia, qui inaugure de nouveaux rapports entre image et texte dans la bande dessinée (et ouvre ainsi la voie à Dave Mc Kean, à Bill Sienkiewicz ou au Martin Simmonds de The Department of Truth).


En 2023, après un voyage (financé par des dysto-mécènes, qui n'auraient sans doute pas pu faire un meilleur usage de leur argent) sur les traces du même Oesterheld, victime de la dictature de Videla, Léo Henry publie Héctor, un récit sans images qui ne s'en déploie pas moins sur plusieurs niveaux, entretenant entre eux des rapports singuliers : "des ruptures, des ellipses, des passages abrupts" (page 125).


Vous l'aurez deviné au vu de cette présentation sommaire (et orientée), aussi bien L'Eternaute 1969 que Héctor peuvent se lire, chacune à leur manière, comme des oeuvres héritières de l'esthétique discontinue de Brecht (et une chronique croisée de ces 2 titres me permettra, je l'espère, de le montrer).


L'idée de base de la jonction d'éléments disparates (à l'oeuvre dans tout montage), c'est, d'après Georges Didi-Huberman (page 64 de son essai), d'induire "un effet de connaissance nouveau qui ne se trouve ni dans l'intemporelle fiction, ni dans la factualité chronologique des faits de la réalité" – donc de pallier les travers de l'une ou de l'autre façon de raconter (comme le dit Léo Henry page 155 d'Héctor, "il y a beaucoup de choses dont la fiction est incapable. Témoigner est certainement l'une d'entre elles.)


Dès le chapitre 0 d'Héctor, Léo Henry s'affirme comme monteur en rapprochant 2 oeuvres argentines cultes de 1969, le film Invasion de Hugo Santiago, co-scénarisé par Borgès, sous influence du Godard d'Alphaville (comme le titre de cette section de chronique), et bien sûr l'Eternaute 1969 d'Oesterheld et Breccia.


Ces 2 univers de fiction (reliés par le même motif de l'invasion extraterrestre), Léo Henry va les utiliser (à la manière du Robbe-Grillet des Romanesques utilisant le fictif Henri de Corinthe pour éclairer son existence) pour mettre en perspective le destin bien réel d'Oesterheld – donc pour "démêler les rapports qu'entretiennent les histoires et le monde, les narrations et la politique, ce que raconter implique et engendre" (page 33, la luvan de Splines applaudirait je pense un tel programme, elle qui atteint la vérité des lieux par la fiction).


En effet, quoique Léo Henry conserve, du roman, la technique du chapitrage, le lien d'un chapitre à l'autre est rarement celui d'une continuité chronologique (ou alors pas seulement, on passe par exemple de la fiction à la réalité entre les chapitres 10 et 11), mais provoque toujours un petit choc mental, qui signale précisément la réussite du montage – technique par ailleurs marquée par une labilité toute onirique, comme l'a bien vu le Nocher des livres (et Ernst Bloch avant lui, voir page 87 de l'essai de Georges Didi-Huberman).


L'exemple le plus frappant est sans doute le lien entre les chapitres 11 et 12, qui mettent en parallèle la fin de vie d'Oesterheld avec celle de Borges, laissant ainsi le texte "prendre position" (dans les deux sens du terme) à la place de son narrateur, et avec sans doute moins d'indulgence que lui (page 153, "il m'est difficile de juger Borges, pour ce qu'il a fait ou n'a pas fait, lui qui aime à rappeler la futilité, tant de son oeuvre que de son existence").


Par ailleurs, si les chapitres d'Héctor se laissent parfois regrouper par 3 (souvenir de Tresses, qui mêlait déjà 3 brins de texte entre eux ?), là encore les rapports entre les chapitres de ces groupes, qui ne se suivent jamais (les chapitres 4, 9 et 13 consacrés à Aquilea ; les chapitres 6, 10 et 14 consacrés à l'Eternaute ; les chapitres 5, 7 et 11 consacrés, dans l'ordre chronologique, aux Oesterheld), sont loin d'être simples.


Jugez-en : certains chapitres d'un même triolet fictif font écho à la réalité (le chapitre 9 est la suite imaginaire de l'entretien Oesterheld-Borges évoqué dans le 5, tout comme, je l'ai déjà dit, le 10 fictif débouche sur le 11 réel) ; ou bien les chapitres d'un même ensemble présentent des narrations différentes (le chapitre 6 est raconté par Juan Salvo, et le 14, par Léo Henry, soit 2 des 3 personnages ayant accès à la première personne, avec Oesterheld lui-même, voir le chapitre 8).


De la même façon, quoique Alberto Breccia conservait, de la ligne claire traditionnelle, la division en trois bandes de la planche (à l'exception notable de la géniale planche 2 du 12/06/1969, divisée en quatre bandes), et donc ne contestait pas son horizontalité par des cases verticales (comme le feront plus tard Frank Miller ou l'Andreas de Rork / Capricorne), le dessinateur étirait tout de même passablement les cases (même en comptant les cases de narratif dans le découpage, on arrive à un taux moyen de 1,20 cases prenant la largeur d'une planche par page), et surtout multipliait les techniques pour rendre ses planches plus visibles que lisibles.


Regarde de tous tes yeux, regarde


Le but premier de tout montage, c'est en effet de donner à voir les choses autrement (pour ne pas dire "à voir" tout court), dans la lignée de la fameuse défamiliarisation de Victor Chklovski (que j'ai évoquée récemment à propos du deuxième roman de Lucien Raphmaj), comme le rappelle Georges Didi-Huberman page 73 de son essai.


Dit autrement, le travail d'Alberto Breccia, cette ligne trouble qui joue sur les masses de noir pour incorporer les personnages au décor (voir Protocole commotion de David Sillanoli pour un équivalent littéraire au niveau phrastique plutôt que narratif) ; cet "expressionnisme déchirant, sombre, terrifiant" (dixit Saccomanno & Trillo dans la postface) ne fait pas que s'opposer à la ligne claire alors dominante (celle adoptée par Francisco Solano Lopez pour la première version de L'Eternaute), ou aux publicités qui étaient ses voisines dans la revue (voir là encore la postface), non : elle ménage des chocs au sein même de ses cases, afin de pousser plus avant cette défamiliarisation de Buenos Aires.


J'ai parlé récemment, à propos du Gou Tanabe de Celui qui hantait les ténèbres, de la technique consistant à présenter d'abord une chose vue, avant qu'un personnage ne la commente dans une ligne de dialogue ; de façon similaire, Alberto Breccia s'arrange souvent, dans L'Eternaute 1969, pour que le narratif d'Oesterheld soit placé en base de case, soit après que le lecteur ou la lectrice ait pris connaissance du dessin correspondant (voir les planches 2 du 12/06/69, 3 du 19/06/69, 1 du 26/06/69, 3 du 07/08/69 ou 3 du 21/08/69).


Par ailleurs, pour donner du relief à ses cases, donc les extirper du flux de la lecture (qui s'accommode mieux de cases "plates"), Alberto Breccia les scinde souvent en différents plans, l'action principale étant reléguée à l'arrière-plan pendant qu'un premier plan occupé par un cadavre (d'humain ou d'extraterrestre) nous saute à la figure (voir les planches 3 du 05/06/1969, 1 du 03/07/1969, 2 du 10/07/1969, 1 du 17/07/1969, 2 du 14/08/1969, 1 du 21/08/1969 ou 2 du 28/08/1969)  – oui, c'est l'équivalent en bande dessinée du "montage dans le plan" pratiqué notamment par Orson Welles.


Sans surprise, puisque Breccia est de ceux qui ne recourent à une forme que pour servir un fond, cette primauté accordée à la vue était déjà présente dans le scénario d'Oesterheld, d'abord centré (comme Celui qui hantait les ténèbres, décidément) sur une fenêtre, par laquelle on voit tomber une neige mortelle, une fenêtre qu'il ne vaut mieux pas ouvrir donc – mais la suite de L'Eternaute 1969 est à l'avenant, avec ses innombrables scènes de reconnaissance militaire face aux extraterrestres, dont il faut déchiffrer les actions.


Quoique Héctor ne comprenne pas d'images, Léo Henry y manifeste, dès l'épigraphe (empruntée à Quino), une même obsession pour la vue (et donc le faire voir), notamment en mettant en parallèle (oui, en montant, encore) la volonté panoptique de la dictature (symbolisée par l'OEil planant au-dessus d'Aquiléa dans les chapitres 4 et 9) et l'aveuglement volontaire des citoyens – à commencer par le plus célèbre d'entre eux, aveugle autant réellement que symboliquement (page 34, "aveugle, Borges l'est devenu vers 1955, à la fin du premier Peron, juste avant les dictatures d'Aramburu, d'Ongania").


On le devine, chez Léo Henry, le faire voir va plutôt passer par la métaphore, à commencer par la plus grande d'entre elles, Aquilea, ce "reflet de Buenos Aires dans un sombre miroir" (page 14) : c'est par elle que la "Buenos Aires de livres, de rimes manquantes, de songes déplaisants", chère autant à Léo Henry qu'à Jorge Luis Borges (voir page 69), va se révéler, dans le magnifique (et onirique) chapitre 13, comme une ville "bâtie de corps morts" (page 171) plutôt que "de mots et de rêves" (page 69).


Lingua Tertii Imperii


Les mots, écran de fumée à dissiper pour mieux apercevoir la (sombre) réalité (urbaine) dissimulée derrière ?


A tout le moins, autant que les images, les mots doivent être re-disposés (montés donc) d'une façon neuve, ne serait-ce que pour combattre ce que Victor Klemperer appelait la LTI – la langue de bois de la dictature hitlérienne, pour le dire vite, dont les séides de Videla ont, d'une certaine façon, hérité, tout comme ils héritèrent de la doctrine de guerre révolutionnaire française.


Ce thème de la "reconquête langagière" (dixit Hugues Robert) est peut-être plus discret dans L'Eternaute 1969 (où Breccia fait pourtant un travail intéressant sur l'aspect visuel du texte, voir le cri POLSKI incorporé à la première case de la planche 2 du 12/06/09) que dans Héctor, mais il existe bel et bien, comme le montre notamment la réflexion de Juan Salvo dans la planche 1 du 28/08/1969 :

"'Couvrir le tank...' Pourquoi n'appelle-t-il pas un chat un chat ? Pourquoi ne dit-il pas 'allez donc vous faire exploser la gueule là-dedans' ?


Autrement dit, Oesterheld faisait par avance le même constat que Léo Henry : la dictature, autant par le secret qu'elle cultive que par celui qu'elle induit (en forçant les gens à plonger dans la résistance clandestine), immerge ceux et celles sur qui elle s'exerce dans "un monde brouillé par le mensonge, la duplicité et le secret" (page 13), un monde où "les mots eux-mêmes cessent de dire ce qu'ils disent" (page 97).


D'où le poème d'Angela Urundo Raboy qui passe à la radio d'Aquilea dans le chapitre 13 d'Héctor (et donne accessoirement son titre à cette chronique, parce qu'autant Léo Henry qu'Oesterheld & Breccia savent magnifiquement ne pas chanter) : "Caer no es caer. Quebrar no es quebrar. Cantar no es cantar." (page 162)


D'où aussi, dans le chapitre 12 (juste avant donc, autre enchaînement significatif) cette réflexion sur le langage des victimaires (le nom que les victimes donnent à leurs bourreaux), que Léo Henry déconstruit, toujours par montage, d'au moins deux manières ("locales", mettons, par opposition à la manière globale d'Héctor, qui est tout entier démontage) :

– en listant simplement les "mots-écrans" de la dictature page 156, dans l'ordre chronologique où ils étaient employés dans "les quatre étapes du Processus de réorganisation nationale argentin" (page 37, voir aussi la liste complète chez Yossarian) ;

– en enchaînant les déclarations des victimaires pour susciter un effarant sens global pages 157-158 ("seul Dieu et l'histoire pourront juger", mais "ici, Dieu, c'est nous", concluez par vous-même cet affreux syllogisme).


Dit autrement, dans Héctor, à la suite de L'Eternaute 1969, Léo Henry plie et déplie le plan de Buenos Aires / Aquilea, non pas pour obtenir des Jenny Hanivers, "des morceaux de réels morts et repliés" (page 181), mais pour faire émerger, "à la rencontre du réel, du rêve et du récit" (page 18), un nouveau paysage, porteur d'une certaine vérité (encore une fois, la luvan de Splines n'est pas loin) :

"Les pliures déforment la carte, elles tracent, à travers le gaufrier des blocs, de longues crêtes et de profonds canyons." (page 161)


Avec Bernard Quiriny et Alain Robbe-Grillet (qui fut l'un des premiers défenseurs de L'Invention de Morel de Bioy Casares et qui se démena pour qu'Hugo Santiago puisse poursuivre en France son travail de cinéaste), Léo Henry fait incontestablement partie de ces écrivains dont la dette envers la culture argentine est immense ; avec Héctor, il s'en acquitte avec talent, tout en remettant au premier plan un créateur, Héctor Oesterheld donc, qui fut autant la bonne fée d'Alberto Breccia (pour L'Eternaute 1969 donc, mais aussi pour Mort Cinder) que celle d'Hugo Pratt.





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