Instanciations de Greg Egan
"Suppose que quelques dizaines de milliers de personnes se soient fait cartographier le cerveau pour des raisons médicales au début du XXIe siècle. Que la résolution n'ait pas été assez haute pour les recréer en logiciel – en tant qu'individus – mais qu'à un certain point il soit devenu possible d'utiliser ces données en masse pour construire des composites."
Une fois de plus, le novum (tel que décrit page 31) d'un roman d'Egan (ici, Instanciations, qui a primitivement paru comme une suite de trois novellas – ouvrage lu en service de presse) pose la question de l'inconscience de l'homme, et des exactions qu'il commet sans s'en rendre compte, ici en interagissant, dans des jeux en ligne, avec "des personnages non joueurs" ou "composites"(page 30) conscients (pour une version plus grave du même thème, voir Isolation, qui reparaît simultanément).
(Au passage, notez le vocabulaire employé : en programmation orientée objet, une instance est une version concrète d'une abstraction, la classe, dont les données constituantes (les propriétés) ont été initialisées, exactement comme ici les comps sont différenciés par le poids plus ou moins grand accordé à leurs contributeurs ; de même, un composite est un patron de conception défini par le célèbre Gang of Four, qui de façon générale a promu le principe de la supériorité de la composition, ou relation "a", sur l'héritage, ou relation "est". Voyez Gromovar pour une interprétation alternative d'instance, qui découle en fait de celle que j'expose sommairement ici.)
Ce novum, des programmes informatiques qui revendiquent leur droit à l'existence, c'est aussi celui de la trilogie Matrix (l'idée devient apparente dès le deuxième volet de la saga, mais elle était déjà là, quoique dissimulée, dans le premier volet, j'en parlais à propos de Véga) ; et à l'évidence Greg Egan s'amuse, dans Instanciations, à prendre ses distances avec les films des soeurs Wachowski – au point peut-être de constituer un anti-Matrix (comme je le suggère dans le titre de ma chronique).
La première différence est conceptuelle : dans Matrix les personnages ont un corps réel, il est juste maintenu en léthargie par les machines, qui exploitent l'énergie neuronale des humains (et sont a priori les méchantes de l'histoire) ; dans Instanciations, les protagonistes n'ont aucun corps physique, et ils sont exploités par des humains (qui sont donc a priori les méchants de l'histoire) – une quasi-inversion donc (même si des alliances inattendues peuvent se jouer dans les deux cas, d'où mon "a priori" prudent).
D'autres différences sont purement narratives, mais tout aussi évidentes : au début d'Instanciations (dans le chapitre 1 de la première partie, "Figurants virtuels"), Sagreda se réveille dans une caverne (on sait combien Matrix repose sur la célèbre allégorie de Platon) ; mais contrairement à Néo, elle n'aura besoin d'aucun parcours initiatique, juste un peu de réflexion sur la physique impossible du monde où elle s'est retrouvée, pour comprendre qu'elle est dans "un monde de jeu" (page 26) – notez aussi qu'ici les discussions quasi-philosophiques de Matrix ont cédé la place à des considérations physiques ou mathématiques (voir notamment la troisième partie).
Autre clin d'oeil évident, dans le chapitre 2 de la première partie (page 27) : le village que rejoint Sagreda attend, exactement comme Morpheus et Trinity dans Matrix, la venue d'une élue, "l'Unique" ; mais il s'agit ici de "la Bienheureuse qui aurait le pouvoir de croire que tout cela est réel", et non pas d'une libératrice...
Par ailleurs, toute possibilité de révolte ouverte (menant à "l'abolition de l'esclavage") est désamorcée d'entrée par le personnage de Mathis (page 33), l'administration du jeu étant (logiquement) assurée de façon beaucoup plus radicale que dans Matrix (où Smith peut être combattu) :
"Faire valoir sa vraie nature est la méthode la plus rapide pour disparaître. Un mot à un client impliquant de manière claire que tu sais qu'il y a un monde au-delà de celui-ci..." Levant sa main graisseuse, il pointa deux doigts vers sa tempe."
Evidemment, les comps ont tout de même une certaine marge de manoeuvre (ou il n'y aurait pas d'histoire), et Instanciations nous retrace précisément la montée en puissance progressive de Sagreda (avec à chaque fois un changement d'univers, autre différence avec Matrix, qui ne joue pas comme Greg Egan à retracer toute l'histoire de la science-fiction en une seule oeuvre) :
– dans la première partie, "Figurants virtuels", Sagreda tente de tirer parti des limites du moteur de jeu pour construire dans le monde d'Est ce qu'elle verra rétrospectivement (page 136) comme "une manière de paradis", exactement comme les héros de Jules Verne rendent habitable L'Île mystérieuse à grand renfort d'ingénierie;
– dans la deuxième partie, "Triadique" (qui est aussi, selon Alex Kasman, "la première oeuvre de fiction" à utiliser les nombres p-adiques), Sagreda, "en utilisant le même genre de faille du processeur graphique qui l'avait menée tout droit du monde où elle s'était réveillée" (page 66), essaye de passer du monde victorien de Minuit (calqué, selon Gromovar, sur Anno Dracula de Kim Newman et/ou, selon moi, sur Les Voies d'Anubis de Tim Powers, voir les avatars des erreurs d'Horrabin page 95) au monde mathématique de Triadique (qui me semble un clin d'oeil assumé à Swift en raison des quadrupèdes, analogues aux Houyhnhnm ; par ailleurs, "le royaume de Lilliput" est mentionné page 135) ;
– enfin, dans la troisième partie, "Instanciation" ("un croisement entre Mission impossible et Inception" suivant Alex Kasman, une description que ni Feyd Rautha ni moi ne renieraient), Sagreda, avec l'aide de Sam (pickpocket devenu hacker), va tenter de sauver le "sanctuaire" (page 152) qu'est Arrietville, menacé par une diminution de l'espace de stockage, notamment en intervenant dans le monde du Café de l'assassin (où "Inglorious bastards rencontre... le documentaire sur Kurt Gödel que Werner Herzog n'a jamais tourné", dixit Sam page 162).
On le voit, on est loin des combats de kung-fu de Matrix, et c'est visible dans la façon dont Greg Egan gère les rares scènes de violence extrême, voir par exemple page 115 :
"Sagreda cria, en état de choc, attirant Lucie vers elle, loin du massacre. Puis elle s'immobilisa : elle devait faire quelque chose, trouver un moyen de le sauver. Elle regardait les lames danser, hypnotisée, comme si elle pouvait les faire reculer en les fixant suffisamment fort."
Au contraire, Greg Egan valorise plutôt les astuces technologiques, rejoignant ainsi Matrix (et le cyberpunk en général, dont Egan est "l'enfant", comme le rappelait en son temps Feyd Rautha) dans un éloge du hacker – seule figure capable de faire exister une alternative dans un système numérique monolithique (et encore, vu l'étendue dudit système, l'alternative est forcément de taille tout aussi restreinte que dans le dernier chapitre des Furtifs d'Alain Damasio ou dans Hacker la peau de Sabrina Calvo & Jul Maroh, à savoir un îlot de résistance dans une mer de soumission).
Etant donné que, suivant Gabrielle Coleman, le hacker est juste "une déclinaison contemporaine de l'archétype mythologique du trickster (le fripon ou 'joueur de tours')" (dixit Benjamin Loveluck & Jean-Vincent Holeindre), le Greg Egan d'Instanciations n'est donc pas si loin des Kloetzer de Noon – La première et la dernière, autre fable politique dissimulée sous un divertissement (de ce point de vue, il est symptomatique à mon sens que Sam passe de pickpocket dans Minuit à hacker dans Arrietville).
Ici, le sel de la fable tient à ce que les comps, forcés de jouer un rôle devant les clients, sont une image exacte de notre place dans la société actuelle ; car comme le remarquait Günter Hack dans un article de 2018 (contemporain donc de la publication de "Triadique") :
"Jusqu'à un certain point, nous sommes tous devenus des Personnages Non-Joueurs, au moins temporairement, parce que seuls des PNJ peuvent s'interfacer avec les autres acteurs et continuer à fonctionner dans un système où la division du travail impose de partager ses tâches avec d'autres agents humains et des acteurs machiniques plus ou moins autonomes."
(De ce point de vue, contrairement à Matrix, qui mettait plus l'accent comme je le disais sur l'aspect mensonger du monde et sur l'initiation nécessaire pour s'en extraire et approcher la vérité ultime, Instanciations et son absence totale de mystique me semblent difficilement récupérables par les complotistes, mais sait-on jamais...)
Dernière différence essentielle avec Matrix, dont le seul idéal visible semblait être une rave party sous drogues de synthèse, Sagreda définit de façon beaucoup plus convaincante (page 205-206) l'utopie depuis laquelle elle juge l'idéologie qu'elle combat (notez au passage que cette articulation théorique entre utopie et idéologie a été faite par Paul Ricoeur relisant Karl Mannheim) :
"– Quand tu pourras faire ce que tu veux, tu feras quoi ? Lorsque tu n'auras plus à te battre pour t'enfuir, ou juste survivre, à quoi passeras-tu ton temps, exactement ?"
Sagreda haussa les épaules. "Lire étudier, écouter de la musique, voir des amis.
– Pour l'éternité ?
– Je suis sûre qu'un nouveau combat se présentera à un moment ou un autre."
Comme le dit si bien Feyd Rautha (et même si Instanciations reste sans doute en deçà d'Isolation),on a donc là, incontestablement, "du bel Egan".
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