mardi 19 mars 2024

Affronter mes fantômes

Somnambule de Dan Chaon


Initiatique ? Policier ? Science-fictif ?


Peut-être parce qu'elles sont à la semblance de nos sociétés liquides, certaines oeuvres semblent échapper à tous les filets génériques qu'on tend pour les saisir – c'est pour elles que Bruce Sterling a inventé le vocable "slipstream".


C'est certainement le cas de Somnambule de Dan Chaon (ouvrage lu en service de presse), que sa quatrième de couverture présente tout à la fois comme une "dystopie", un "roman noir" et un "roman initiatique" – mais qui est bien plus que cela, nous le verrons, puisqu'il mobilise jusqu'à six genres différents, comme autant de faces d'un cube.


Le qualificatif de "roman initiatique" est due à Laura Kasichke, qui écarte également (comme son auteur lui-même dans un entretien avec Maris Kreizman) l'étiquette "science-fiction" (ce qui se discute, j'y reviendrai).


J'avoue ne pas trouver cette appellation très heureuse, parce que s'il y a initiation dans ce roman, elle n'a rien à voir avec celle à l'oeuvre dans le roman d'apprentissage classique (où l'enjeu est au final de s'adapter à la société), mais plutôt à celle, inversée, qu'on trouve dans le thriller paranoïaque, voire le fantastique lovecraftien (où il s'agit de découvrir les coulisses du monde).


Quoique cette structure initiatique à la Matrix (dont je parlais récemment à propos d'Instanciations) soit bien présente en filigrane, elle n'est pas poussée aussi loin que dans The Department of Truth, en raison sans doute tout à la fois du scepticisme et du relativisme de son narrateur, Billy, voir par exemple les déclarations suivantes :

– "Je pourrais créer un tableau Excel avec tous ceux qui me veulent du mal. Bref, tout cela pourrait être un vaste complot conçu par une machine de Goldberg et dont je ne perçois pas encore tous les rouages"(page 49, notez que la machine de Goldberg est l'équivalent américain des pompes des shadoks, donc l'opposé exact du rasoir d'Ockham, invoqué page 121) ;

– "A l'heure actuelle, pratiquement chaque individu se bricole sa propre version de la réalité, qui dépend des médias, des sites Internet et des influenceurs YouTube à qui il a décidé de faire confiance, et donc, par principe, je me contente d'écouter les gens avec une oreille attentive en espérant qu'il y a un fond de vérité au coeur de leurs croyances" (page 139, l'enjeu pour Billy dans Somnambule sera précisément de sortir de ce simple rôle d'auditeur).


De fait, plutôt qu'une initiation (passive), Somnambule met plutôt en scène (surtout dans sa troisième partie, après l'ignorance délibérée dans la première et le doute dans la deuxième, et avant le bouleversement complet dans la quatrième) une enquête (donc une démarche active) menée par Billy sous l'impulsion de sa (supposée) fille Cammie – pour découvrir, peut-être, le novum caché au coeur de l'oeuvre (un peu comme dans Les Sentiers de Recouvrance d'Emilie Querbalec, avec qui Somnambule partage aussi la structure idyllique dont je parle plus bas).


Quoique sa quatrième partie comporte son lot de figures attendues dans un thriller (fusillade et course-poursuite), Somnambule désamorce finalement la mécanique fatale au coeur de tout roman (ou film) noir (suivant Noël Simsolo), ne l'évoquant (par exemple page 216) que pour mieux la repousser (par un acte de foi de Billy) :

"On joue sur la corde sensible, il y a cette damoiselle en danger, occasion unique de se montrer héroïque, et cette suite de diversions qui vous manipulent émotionnellement et dont le but est de vous entraîner dans un labyrinthe qui vous mènera à votre perte. C'est une technique d'espionnage classique, j'en ai bien conscience – et pourtant voilà que je pars en mission pour une fille que je suis censé tuer."


Malgré cette mention occasionnelle d'un labyrinthe où évoluerait Billy (voir aussi pages 135 ou 247) ; malgré l'absence de conclusion complètement satisfaisante à son enquête (on saura le qui, mais le pourquoi restera flottant, l'hypothèse de la page 149 n'étant pas vraiment confirmé page 369 et dernière) ; malgré le flottement d'identités du narrateur (qui s'abrite derrière une constellation de pseudonymes, "la nébuleuse brumeuse" de la page 13 et première), voire de sa (supposée) fille ; malgré tous ces marqueurs génériques, Somnambule n'est pas non plus stricto sensu un méta-polar, comme peuvent l'être Isolation de Greg Egan ou Gnomon de Nick Harkaway.


Du reste, contrairement à ces deux derniers romans, le cadre science-fictif, ce que j'appelle le novum d'arrière-plan (et qui ne viendra jamais vraiment au premier plan, comme dans Isolation) est aussi discret que dans Dragon de Thomas Day ou Tiger d'Eric Richer (romans auxquels Somnambule ressemblerait s'il utilisait frontalement la thématique de la vengeance).


Cela ne l'empêche pas d'avoir un rôle essentiel, en ce par exemple qu'il détermine la valeur sociale (l'utilité) de son protagoniste, qui est donc en quelque sorte sécrété par le novum (page 30) :

"Je dois me tenir à carreau, l'un de mes principaux arguments de vente étant que je n'existe pas officiellement. Je n'ai ni adresse, ni numéro de sécurité sociale, ni indice de solvabilité, je n'ai jamais eu d'adresse e-mail, de page Facebook ou de téléphone connecté au Wi-Fi. Je suis un jeton de Scrabble blanc, et de nos jours, ça ne court pas les rues."


Ce statut singulier, précieux dans ce monde futur ultra-surveillé, ce "grand panoptique numérique" où les gens en viennent à recourir aux mêmes astuces que dans The Private Eye de Brian K. Vaughan, Marcos Martín & Munsta Vicente (voir page 186), cela évoque évidemment le Repairman Jack de Francis Paul Wilson, et à travers lui l'archétype du spécialiste, commun autant au polar (songez par exemple au chauffeur de Drive) qu'à la SF (l'Homme Habile d'Istvan Csicsery-Ronay, dont je parlais encore récemment à propos de L'Art du vertige).


On retrouve ce même archétype chez Cammie, la fille supposée de Billy : elle nous est présentée d'emblée (page 50) comme ayant, "en matière de hacking, les compétences de quelqu'un qui travaillerait pour un service de renseignement" (or le hacker est une figure de spécialiste emblématique du cyberpunk, j'en parlais à propos d'Instanciations).


Le problème, c'est qu'un Homme (ou une Femme) Habile n'est rien sans un Corps Fertile, autrement dit, toujours suivant Istvan Csicsery-Ronay, une scène (par exemple une planète) où exercer ses compétences technologiques ; or dans le monde dystopique de Somnambule, le Corps Fertile est clairement devenu un Corps Stérile, la frénésie capitaliste ayant épuisé le monde au-delà de toute expression (page 182) :

"A ma droite, il y a un long marécage saumâtre, plein de roseaux et d'élodées – et au-delà, à moitié enfoncées dans la boue et la vase, une cheminée ainsi qu'une petite usine en partie détruite. Je sens l'odeur âpre et amère de raffinerie – celle qu'émettent les punaises diaboliques – et j'aperçois tout un bazar inquiétant dans les eaux marécageuses : une Ford Pinto retournée qui surnage, une valise ouverte pleine de lingerie, un chat mort, une doudoune de ski qui pourrait – ou pas – être un cadavre flottant sur le ventre.

Cela fait longtemps que Hammond ressemble à ça, mais j'ai l'impression d'avoir devant moi une vision du futur – comme si je regardais dans une boule de cristal et que c'était ce à quoi tout le pays allait prochainement ressembler."


Non content de brûler l'herbe sous les pieds de son spécialiste avec cet univers de ruines (proche de celui décrit par Erich Richer dans La Rouille, par exemple), Dan Chaon déconstruit également son image de force virile (suivant un processus typique du roman noir contemporain, voir la Brève histoire de sept meurtres de Marlon James) :

– "Je me tresse les cheveux depuis l'adolescence, alors je suis immunisé contre les commentaires désobligeants" (page 17-18, où Billy se fait traiter de Fifi Brindacier) ;

– "Je ne pense pas être quoi que ce soit, en fait", une déclaration (page 147) qui me semble placer Billy sur le spectre de l'asexualité, ou à tout le moins l'écarter franchement de la virilité outrancière (voir aussi ses réactions page 160 avec Patches et page 182 avec Helen) ;

– "Je vous donnerai un billet de cinquante dollars si vous m'aidez à me casser le nez", une demande (page 271) qu'aucun héros classique de polar ne ferait.


Gothique ? Fantastique ? Familial ?


Ce double retournement de motifs policiers et science-fictifs me semble orienter Somnambule vers un autre genre, qui est précisément, suivant Istvan Csicsery-Ronay (page 236 de The Seven Beauties of Science-Fiction), "l'hypertrophie des aspects sombres du roman d'aventures, et le refus de son idéologie d'expérimentation et de conquête" : le gothique – est-ce un hasard si Dan Chaon, dans un entretien avec le New York Times, avoue ressentir une "connexion forte" avec Shirley Jackson ?


Symptomatiquement, quand Billy essaye de persuader son amie (?) Experanza qu'il y a peut-être du vrai dans les propos de Cammie, il reçoit le même genre de réponse qu'une héroïne gothique peut attendre de son mari sceptique (page 298) :

"Tu as un épisode maniaque, mon chou. Une fois que tu en seras sorti, tu verras que tu as agi de manière absurde."


De fait, quoique Somnambule n'utilise guère le surnaturel que comme une métaphore (le "château hanté" de la page 244 ou le "terrain zombie" de la page 142), c'est peut-être du genre fantastique (tel que le décrit Joël Malrieu) dont il est le plus proche.


Après tout, le phénomène inhabituel qu'est Cammie, cette "présence fantomatique bienveillante" digne du Her de Spike Jonze (pages 74 ou 178), est bel bien, au final, le reflet des désirs profonds de Billy (un désir de famille, pour le dire vite et mal), sans parler de la façon dont il fait remonter à la surface son passé enfoui (page 72) :

"Ca me fait flipper : elle a exactement le même rire éclatant et mystérieux que ma mère."


Même s'il se décrit comme regardant la réalité en face dans un des nombreux flash-backs émaillant le texte ("j'allais affronter mes fantômes", page 161), Billy ne s'est jamais au fond vraiment confronté à son passé douloureux, dont il est donc resté prisonnier, jusqu'à Cammie du moins :

– "A vrai dire, je ne me suis jamais vraiment détaché de ma mère ; sa voix est toujours quelque part dans un coin de ma tête" (page 162) ;

– "Ce que j'ai le plus de peine à me remémorer, c'est le son en provenance de l'étable ou de la grange. Je pourrais vous faire un catalogue de tous les bruits émis par les mourants, mais je ne saurais pas dire dans quelle catégorie ranger celui-là. Tout ce que je peux faire, c'est l'enfermer dans le coffre-fort des mauvais souvenirs et tenter d'oublier qu'il y est toujours, et qu'il génère des intérêts" (page 208, avec ce type de métaphore que Milan Kundera qualifie d'existentielle) ;

– "Pourquoi le désir d'une autre vie, d'une version de moi-même, a-t-il été aussi intense cette fois-ci ?" (pages 335-336, où Billy fait le bilan des changements apportés par Cammie dans sa vie).


Notez que cette emprise du passé concerne autant sa mère toxique que cette figure sororale (mais ambiguë) qu'est Experanza ; Dan Chaon nous le signale en prêtant à Billy un tic de langage, "tout juste", qu'il emploie d'innombrables fois (pages 74, 78, 92, 107, 113, 120, 137, 151, 159, 181, 195, 230, 243, 255, 280, 283, 288, 306), avant de nous indiquer son origine, puis de chercher à s'en défaire :

– "Contente-toi de répondre "Tout juste". Comme ça, tu dis aux gens que tu es d'accord avec eux même quand tu ne l'es pas" (le conseil d'Experanza dans le flash-back de la page 307, notez que Billy emploie encore l'expression page 309 et 311 après s'être souvenu, parce que rien d'irrémédiable ne s'est encore produit) ;

– "Tout juste, je finis par murmurer. Tout juste, ma chérie. Et je me dis que je n'utiliserai plus jamais cette expression" (page 320) ;

– "Tout juste, je réponds alors que je m'étais promis de ne plus employer cette expression" (page 329) ;

– "Tout... à fait"(page 335 ou 338, où Billy se rattrape à temps).


Si le phénomène qu'est Cammie replonge Billie dans son passé, c'est donc, comme dans tout récit fantastique classique suivant Joël Malrieu, pour mieux lui faire retrouver son identité perdue ("il se peut que je sois parti à la découverte de moi-même", déclare d'ailleurs Billy page 249, avant de le redire à Experanza page 297, "j"imagine que je suis bel et bien parti à la découverte moi-même") – ou du moins aliénée.


Typiquement, Cammie va donc se retrouver à attirer Billy dans un espace-temps complètement en-dehors de celui où il végète, et c'est là que Somnambule va se rattacher à un dernier genre, "la variante classique du roman familial", initiée par le roman picaresque Tom Jones de Fielding, dans laquelle, un peu comme dans un film de Burton, un personnage recherche sans le savoir une micro-société idyllique perdue (Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, page 373–374) :

"Souvent, au début, le personnage principal est sans foyer, sans famille ; il ne possède rien, il erre de part le monde au milieu d'étrangers ; ses malheurs comme ses bonheurs ne sont que fortuits. Il rencontre par hasard des individus qui se révèlent, pour des raisons de prime abord d'abord incompréhensibles, ennemis ou bienfaiteurs ; par la suite tout cela s'explique par des liens de famille ! Le mouvement du roman conduit le (ou les) héros d'un monde vaste mais étranger, rempli de hasards, vers le petit monde familial natal, tout petit mais sûr, mais solide, où il n'y a rien d'étranger, d'imprévu, d'incompréhensible, où s'établissent d'authentiques relations humaines".


Ainsi s'explique la fin du livre ; comme je l'ai déjà suggéré, elle n'a rien d'une fin de roman noir (encore qu'il y ait un précédent, La Nuit des chats bottés de Fajardie, roman qui il est vrai relève plutôt de la "geste médiévale" d'après Paul Bleton), tout en restant parfaitement cohérente avec le projet du livre, à savoir s'interroger sur ce que nous transmettrons aux générations futures (d'où aussi le recours à la dystopie), voir page 368 :

"on ne peut pas s'empêcher de regretter le monde qu'on leur offre."


Dans l'entretien au New York Times déjà mentionné, Dan Chaon avoue admirer Peter Straub, notamment pour la façon dont ses romans "s'emparent des modèles génériques – histoires de fantômes, thrillers avec des serial killers, récits de guerre, horreur cosmique – et les font pivoter comme un Rubik's Cube" (soit dit en passant, on pourrait dire la même chose du Solaris de Lem).


Consciemment ou non, c'est précisément ce qu'il réussit avec les six faces de Somnambule, comme je viens de le montrer j'espère – et c'est peut-être précisément pour ça que ce roman est autant en phase avec son époque de perpétuelle bascule, comme je le suggérais en introduction.




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