Le Monde tous droits réservés de Claude Ecken
In(ter)versions
"Après avoir asservi la nature, nous avons modelé le réel. Nous en avons fait un spectacle. Cette fois, nous dominons toute la création puisque, qu'il soit provoqué ou non, nous avons le contrôle de l'événement."
Cet amer constat fait (page 65) dans la (brillante) nouvelle éponyme du recueil-phare de Claude Ecken (ouvrage lu en service de presse, dans la réédition du Bélial'), c'est plus qu'un clin d'oeil à Guy Debord ; de fait, presque toutes les nouvelles de Claude Ecken mettent en scène, avec une belle homogénéité, ce "monde réellement renversé" qu'a fait advenir l'hubris humaine – une "société aberrante" quoi (page 69).
Exactement comme des penseurs utopiques tels que Saint-Simon ou Fourier (dont il se rapproche aussi par la volonté d'appliquer des métaphores cosmologiques au corps social, voir notamment "Eclats lumineux du disque d'accrétion"), Claude Ecken dépeint des sociétés ayant basculé cul par-dessus tête, la plupart du temps suite à une innovation technologique majeure (le fameux novum au coeur de toute science-fiction), primitivement conçue comme un progrès :
– la décision politique de "placer l'information sous copyright" (page 56), qui n'est pas technologique en soi (comme le note d'ailleurs Roland C. Wagner dans la préface du recueil), mais qui n'est rendue possible que grâce à l'existence de cartes de presse numériques reliées à un Central, c'était au départ pour empêcher "l'affadissement de l'information" (page 41), mais elle a débouché sur l'inversion (de valeurs) entre réel et fiction que j'évoquais plus haut ;
– l'instauration d'une "société de paraplégiques" (page 76 ou 77) dans "Membres à part entières" fait elle suite à une "guerre bactériologique" (page 71) qui a placé presque toute l'humanité en fauteuil roulant, et c'est donc une inversion contrainte, mais si extrême qu'elle en devient emblématique ;
– le "nouveau système de reproduction" eugéniste (page 145) mis en place dans "L'Unique" grâce aux avancées de la biologie visait à "combattre les maladies génétiques" ou "donner à tous une apparence agréable" (page 144), mais aussi à "définir des groupes réunissant des caractères et des qualités propres à chaque type de profession" (page 145) ;
– "la civilisation botanique" esquissée brièvement (page 164) dans "Les Déracinés" entendait subvenir à tous les besoins de l'homme ;
– autre décision purement politique, les Cités de désoeuvrés mises en place dans "Eclats lumineux du disque d'accrétion", c'était au départ "le rêve, le triomphe de la société altruiste et fraternelle" (page 236) autant que "la généreuse possibilité de s'épanouir à travers sa passion" (page 255) ;
– même si ce n'est pas dit ouvertement, on voit bien, dans "La Dernière mort d'Alexi Wiejack", quelles pouvaient être les intentions (en apparence) humanistes derrière l'instauration du "travail obligatoire sous contrôle (...) en contrepartie d'un siècle de retraite garantie dans un cadre confortable et idyllique" (page 296), une évolution sociétale rendue là encore possible par les progrès foudroyants de la médecine.
Même dans les 6 nouvelles (souvent plus courtes) où l'inversion s'exerce à une échelle en apparence moindre, plus individuelle que sociale, et se fait volontiers interversion, changement de place avec son double, la possibilité d'une extension du mécanisme, toujours induit par une nouveauté technologique, suffit à donner une plus ample portée à la réflexion :
– dans "Edgar Lomb, une rétrospective", c'est le vieux thème du translateur de conscience, traité d'une façon très différente du Lovecraft de Dans l'abîme du temps (différente, mais non moins pertinente à mon sens) ;
– dans "Esprit d'équipe", ce sont toutes les possibilités relationnelles induites, fort classiquement là encore, par le clonage ;
– dans "Fantômes d'univers défunts", qui commence presque comme le Body Snatchers de Finney, ce sont les doubles induits par l'existence quantique d'univers parallèles ;
– dans "La Bête du recommencement", texte mineur qui est aussi le seul space opera du recueil, c'est la bifurcation induite dans le cours d'une vie par l'usage de la bestiole extraterrestre éponyme ;
– dans "En sa tour, Annabelle", texte qui regarde avec bonheur du côté de chez Mélanie Fazi, l'inversion est celle que peut induire, chez ceux qui le côtoient, la "jargonaphasie extrême doublée d'anosognosie" (page 307) du personnage éponyme ;
– dans "La Fin du Big Bang", la conclusion en apothéose du recueil (si l'on met de côté la "Coda" humoristique, et sa liste d'intrigues surréalistes basées sur des contrepèteries), il est là encore question d'univers parallèles, mais procédant par superpositions successives plus que par coexistence.
Dans la plupart de ces textes, on retrouve l'archétype gothique du savant fou, inversion de l'Homme Habile à l'oeuvre dans la science-fiction suivant Itsvan Csicsery-Ronay ; et très souvent, c'est lui le responsable (partiel ou total) de l'inversion, quand il ne cherche pas à déclencher à son profit une contre-inversion :
– Jean-Paul Legrand, le chercheur ambitieux de "Membres à part entière" ;
– le docteur Andreisten, assistant du docteur Tramont utilisant en cachette le translateur de conscience dans "Edgar Lomb, une rétrospective" ;
– le docteur Gérard Albert-55 Veddour, le généticien à l'origine de "L'Unique" ;
– le professeur Hispide, à l'origine des "Déracinés" ;
– le professeur Léon Spartazar, qui rêve de maintenir un "Esprit d'équipe" entre ses clones et lui ;
– le physicien Jahar Pravanbatha, découvreur des "Fantômes d'univers défunts" ;
– le médecin anonyme dans "La Dernière mort d'Alexis Wiejack".
Marginalités
Symptomatiquement, face à ces incarnations de l'hubris, ces générateurs d'inversion, Claude Ecken va camper un autre type de savant, celui que son humanité ou son originalité, pour ne pas dire sa naïveté, placent du côté des victimes de l'inversion (que résumerait assez bien l'appellation de "Déracinés") :
– certes, Claude Ecken n'insiste pas sur la stature scientifique de Lucien Lerutan, "L'Unique", qu'il dépeint même comme un "jeune homme au bord de la crise de nerfs" (page 143), mais il mentionne qu'il est (peut-être) intéressé par "une formation de généticien" (page 142) ;
– les choses sont plus claires dans "Fantômes d'univers défunts", où Nicolas, le narrateur, et administrateur d'un "musée de l'astronomie" (page 186) va s'opposer aux manoeuvre de Jahar et de ses amis ("des monstres d'égoïsme", page 202) pour des raisons éthiques (le Greg Egan d'Isolation n'est pas très loin) ;
– c'est tout aussi net, dans "Eclats lumineux du disque d'accrétion", avec le personnage de Cyril Vabenne, ce spécialiste des trous noirs à qui la Cité fait perdre son "air rêveur, presque empoté" (page 263) de savant Cosinus, mais pas son manque d'estime de soi ;
– semblablement, dans "La Fin du Big Bang", Damien/Fabien Corveau/Corveau fait "des études en mathématiques et en phénoménolique" (page 324).
L'enjeu, pour ces marginaux savants, va être d'agréger autour d'eux, parfois involontairement, une petite communauté d'êtres à leur semblance, peut-être susceptibles de faire, à terme, basculer la société inversée où ils évoluent, et donc rétablir un semblant d'ordre "naturel" :
– ce thème, typiquement utopique, est à peine effleuré (mais bien présent) dans "L'Unique" ;
– il est revanche central dans "Fantômes d'univers défunts", superbe nouvelle sur l'amitié, qui commence d'ailleurs ouvertement par une réflexion sur le thème romantique de la passante ("Ne vous est-il jamais arrivé d'éprouver un élan de sympathie subit, irraisonné, envers un parfait inconnu croisé dans la rue ?" page 179) ;
– il est un peu moins présent, mais quand même là, dans "Eclats lumineux du disque d'accrétion", où Cyril déclare d'ailleurs à David "On se ressemble tous les deux, tu ne trouves pas ?" (page 267) ;
– il est enfin l'enjeu de "La Fin du Big Bang", où Damien/Fabien et Dieusane/Denise sont d'abord deux, puis trois, puis quatre "souvenants", avant d'atteindre la "trentaine de membres" (page 368) et, surtout, le point où peut-être va enfin survenir le phénomène éponyme.
Cette empathie avec les laissés-pour-compte (Les Délaissés dirait Fabrice Schurmans) des sociétés déshumanisées décrites par Claude Ecken (à commencer, bien sûr, par Annabelle), c'est sans doute aussi ce qui explique pourquoi, presque vingt ans plus tard, Le Monde tous droits réservés parvient encore à résonner avec notre présent (y compris dans des textes imparfaits de mon point de vue, mais dont l'imperfection même fait peut-être la force).
Ainsi, la déléguée interministérielle qui a lancé, en 2023, en France, ce projet eugéniste qu'est la cohorte Marianne aurait sans doute été bien inspirée de méditer la remarque faite par l'avocat de "L'Unique" dans son plaidoyer (page 153) :
"C'est la question que je pose aujourd'hui : pouvons-nous nous dispenser de toutes les formes d'altération génétique ?"
Ailleurs, dans "Eclats lumineux du disque d'accrétion" (page 287), une femme politique sans équivalent dans notre réalité pose exactement la même question que le sociologue Laurent Mucchielli (dont Claude Ecken a certainement parcouru les travaux sur la violence) :
"Vous ne trouvez pas que le sentiment d'insécurité grandit à mesure que celle-ci diminue ?"
Filant la métaphore cosmologique sur laquelle est construit tout le texte (entremêlé par les écrits de Cyril Vabenne, un dispositif narratif efficace), le même personnage déclare également (page 257) :
"Plus une société grandit, plus elle génère d'exclusion. Quand celle-ci devient trop importante, la civilisation s'écroule."
De façon intéressante, ce texte fait aussi converger dans un même espace (la Cité) ce personnage "attachant" (dixit Gromovar) de jeune prolétaire ambitieux qu'est David (très bien dépeint, quoique son environnement familial soit un peu stéréotypé) et celui de Cyril, qui relève lui de ce que François Moureau appelait "le nouveau prolétariat intellectuel" – manière de dire que l'exclusion, comme le pouvoir selon Foucault, est légion.
J'insiste sans doute peut-être un peu trop sur la dimension réflexive du Monde tous droits réservés, que certes la narration distanciée de Claude Ecken vient souligner (via notamment l'emploi de la troisième personne, présente dans 8,5 nouvelles sur 12, ou du passé simple, sans parler des subjonctifs passés, sans doute ironiques il est vrai).
Or les nouvelles de Claude Ecken valent tout autant pour la façon dont il se place soudainement à hauteur d'homme ou de femme, sans forcément recourir à la première personne (présente dans 3,5 nouvelles sur 12, toutes les 4 des réussites), mais avec un vrai bonheur d'expression :
– "Si l'on étudiait avec plus d'attention ce masque de personne égarée, on croirait voir, au fond des prunelles, l'image d'une multitude d'hommes-oiseaux évoluer dans le ciel avec la grâce des anges" ("Edgar Lomb, une rétrospective", page 104) ;
– "Florence frissonna, caressant de ses doigts de liliacées ses épaules fleuries" ("Les Déracinés", page 169, avec cette matérialisation de la métaphore que Serge Lehman, dans L'Art du Vertige, juge typique de la science-fiction) ;
– "Elle est allongée dans son lit, le fil d'un cathéter, comme une corde cosmique, la relie à la poche médicamenteuse, bulle d'univers pharmaceutique nécessaire à ses fonctions vitales, fontaine blanche lui dispensant l'énergie dont elle a besoin" ("Fantômes d'univers défunts", page 202) ;
– "Mes parents utilisaient un langage conventionnel sans grâce, à usage strictement pratique, alors que ma soeur traitait les mots comme des papillons bariolés qui illuminaient sa conversation de couleurs resplendissantes. Elle les époussetait de la poussière de sens qui les empesait pour les restituer dans toute leur brillance ; ils retrouvaient avec elle la fraîcheur de leur innocence ("Annabelle en sa tour", page 309, avec une allusion au Tombeau d'Edgar Poe de Mallarmé).
Evidemment, c'est bien parce que Claude Ecken réussit ainsi à nous émouvoir que sa science-fiction sociologique nous interpelle autant ; et même s'il n'a sans doute pas la stature d'un Greg Egan, auquel on le compare souvent, son recueil Le Monde tous droits réservés fait certainement partie de ces ouvrages qui embellissent le paysage de la science-fiction française (il a d'ailleurs été récompensé en son temps par le Grand Prix de l'imaginaire, remporté face à Catherine Dufour et Léa Silhol, excusez du peu).
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