jeudi 4 avril 2024

Ultime synthèse

De l'espace et du temps d'Alastair Reynolds


Dans ma chronique consacrée à La Millième nuit, du même Alastair Reynolds, j'écrivais peu ou prou que, sous couvert d'un whodunit fort bien troussé, l'auteur soulevait une question inhérente à la science-fiction (genre impérialiste pour le dire vite, voir ma chronique sur L'Art du vertige pour plus de précisions) :

l'espèce humaine peut-elle poursuivre son expansion à l'infini, ou doit-elle abdiquer son hubris et reconnaître ses limites, devant autant l'immensité du vide intersidéral (l'expérience du sublime) que son indépassable corporalité (l'expérience du grotesque) ?


Cette problématique est me semble-t-il centrale dans De l'espace et du temps (novella lue en service de presse) :

devenu, après la mort (page 20) de sa collègue Katrina Solovyova, "le dernier survivant" (page 18) d'une "hécatombe terminale" (page 71) engendrée par un "virus militarisé" (page 17), John Renfrew doit bien admettre que la maîtrise physique de l'univers échappe désormais à l'humanité, mais il va se rabattre sur une forme de maîtrise mentale – "une quête de connaissance" (page 89) "proprement poppérienne" (dixit Gromovar).


Simple géologue, il est bien conscient que cette volonté de "parvenir à une ultime synthèse de tous les sujets évoqués dans les livres à sa disposition" dans la base martienne (page 41) est une "preuve d'arrogance" (page 45) ; mais il s'abandonne tout de même à cette libido sciendi, inhérente au fond à la nature humaine (dixit Saint-Augustin) – et ce dernier sursaut d'orgueil avant la fin est aussi ce qui nous le rend sympathique.


L'autre raison pour laquelle nous suivons avec intérêt cette ultime aventure intellectuelle, c'est que, suite à une réactivation inopinée des "minuscules implants intégrés à ses yeux" (page 23) et/ou "une sorte de psychose" (page 36, de schizophrénie pour être plus précis), John Renfrew est hanté par "le fantôme bavard" (page 57) d'un pianiste muni de "lunettes aux formes recherchée et absurdes" (page 28) et jouant "Candle in the wind" (page 45) – un hologramme d'Elton John quoi, même si le nom n'est guère cité que dans la postface à la novella (pages 107 ou 108).


Ce motif de la hantise hologrammatique, qui rapproche De l'espace et du temps de L'Invention de Morel de Bioy Casares plutôt que du Solaris de Lem, auquel on pense parfois ceci dit, c'est bien sûr une façon de mettre en scène, en la projetant hors de lui(suivant un mécanisme classique dans le récit fantastique d'après Joël Malrieu), l'obsession de John Renfrew (page 55) :

"– Depuis quand tu as la moindre idée de ce que j'espère ou pas ? Tu n'es qu'un programme informatique.

Si tu le dis, mon pote. Mais rappelle-moi un truc : c'était quand, la dernière fois où un programme informatique t'a encouragé à t'intéresser aux mécanismes fondamentaux de l'univers ?"


De l'espace et du temps reste toutefois de la science-fiction pure et dure en ce qu'elle reconduit les archétypes de la technologiade, l'intrigue emblématique de la SF suivant Itsvan Csicsery-Ronay :

– au final, le pianiste sert d'assistant, donc de Serf Volontaire à l'Homme Habile qu'est John Renfrew, et Katrina Solovyova, dont il n'était pas si proche que ça, lui sert de Femme au Foyer, voir les pèlerinages sur sa tombe ;

– ses Textes-Outils, ce sont les livres qu'il compulse, et le Corps Fertile où il exerce ses talents, c'est bien sûr le champ de la connaissance qu'il entreprend de défricher ;

– on peut enfin considérer que le Mage Obscur, archétype manquant dans les deux premières parties de la novella, est plus ou moins incarné dans les deux suivantes (j'y reviendrai).


NB : le choix d'Elton John (personnellement, j'aurais plutôt halluciné Léo Ferré ou Nick Cave) permet également d'infuser de façon habile des images issues de ses chansons dans la narration, comme page 50, où John Renfrew fait cette expérience du sublime que j'évoquais en introduction :

"Vers la fin d'un rêve cosmologique particulièrement saisissant, Renfrw se retrouva face au problème de la rareté de l'intelligence dans l'univers. Il vit la galaxie déployée devant lui, des bras spiraux d'un blanc crémeux tachetés par le rouge rubis des supergéantes froides ou les bleus de martin-pêcheur éblouissants des étoiles les plus chaudes. Des bougies, comme celles de ses gâteaux d'anniversaire, parsemaient le tourbillon de la galaxie. Il y en avait une dizaine au début, placées aléatoirement sur une bande irrégulière qui n'était ni trop près du noyau galactique ni de ses limites extérieures. Les chandelles tremblotèrent puis, l'une après l'autre, commencèrent à s'éteindre."


L'envers du sublime, mais son allié indéfectible pour susciter le sense of wonder suivant Itsvan Csicsery-Ronay, c'est le grotesque, qui est très discret dans De l'espace et du temps, mais bien présent tout de même, par exemple (page 85) :

"chaque découverte le rapprochait des limites fondamentales d'un cerveau humain de chair et de sang fonctionnant avec quelques centaines de milliard de neurones enchâssés dans une minuscule cage en os."


Etant donné qu'il veut pousser jusqu'à son extrême limite la quête (insensée ?) de son personnage, Alastair Reynolds recourt, dans les deux dernières parties de sa novella, à ce qui pourrait paraître comme un artifice narratif digne de celui qui déparait la fin du AI de Spielberg (François Schnebelen en parle d'ailleurs comme d'un "point de bascule plutôt artificiel", ce qui se discute).


Néanmoins, comme il ne s'agit pas de plaquer de force un happy end sur une intrigue foncièrement désespérée (ce que faisait Spielberg) , et que la structure de la novella n'est pas déséquilibrée (rien à voir avec AI donc), l'astuce fonctionne – et vient enrichir le propos d'Alastair Reynolds.


De l'espace et du temps en vient ainsi non seulement à mettre en lumière le prix de la connaissance (suivant un mécanisme d'échange équivalent rappelant celui à l'oeuvre dans le manga Fullmetal Alchemist de Hiromu Arakawa), mais aussi à promouvoir une vision cyclique du temps (digne de La Nuit du faune de Romain Lucazeau, auquel il ressemble fort, notamment en raison des échelles manipulées, le Maki l'a remarqué avant moi), laquelle contredit évidemment la vision linéaire du temps inhérente à la volonté d'expansion infinie de l'humanité.


Au bout du compte, vous l'aurez compris, De l'espace et du temps pourrait presque être considérée, en matière de science-fiction, comme cette "ultime synthèse" (page 41) que son personnage cherchait, lui, en matière de physique (Feyd Rautha y voit même "une définition de la science-fiction") ; c'est certainement en tout cas une des bougies les plus brillantes allumées par la collection Une heure-Lumière.




1 commentaire:

  1. J'avoue que votre lecture de ce petit roman est nettement plus philosophico-psychanalytique que la mienne... Je me suis contenté de lire l'histoire "au premier degré", et justement je n'avais pas trop apprécié le côté philosophique... Illustration très "basique" de ce que vous disiez chez Anudar, sur le fait que deux lecteurs peuvent aimer ou non une oeuvre - avec les mêmes raisons à l'appui de leur ressenti respectif.
    (s) ta d loi du cine, "squatter"" chez dasola

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