Koinè ou la conquête du plein de Mélanie Fiévet
Dans Koinè (novella lu en service de presse), le propos de Mélanie Fiévet (l'autrice de l'excellente nouvelle "Steppe back" dans L'Etoffe dont sont tissés les vents) n'est pas si éloigné que ça de celui du Claude Ecken des "Eclats lumineux du disque d'accrétion" (dans Le Monde tous droits réservés) : décrire la béance qu'une zone d'exclusion ménage dans une société.
La différence, c'est que, comme l'indiquent autant son titre (Koinè, à savoir la langue commune, donc par extension la Commune, imaginaire révolutionnaire peut-être emprunté à la Sabrina Calvo de Maraude(s), Melmoth furieux ou Toxoplasma) que sa présence dans la collection Eutopia de la Volte, Mélanie Fiévet met en scène "une utopie flexible comme un rameau de saule" (page 42) – et non, comme chez Claude Ecken, une dystopie ou une utopie ratée.
Plus précisément, il s'agit d'une utopie instaurée depuis "quinze ans" (la précision figure notamment pages 9, 13, 19 ou 20) par des "migrants" (page 39) sur les cinq "plateaux du Caucase" (page 19), Hatti, Urartu, Elam, Kimris, Sour (suivant des noms de régions antiques bien réelles), à la suite d'un "déluge" (page 39) ayant recouvert la plupart des terres.
Pour autant, ce n'est pas parce que chacun ne travaille désormais que 20 heures par semaine ("4 heures par jour 5 jours par semaine", page 31, dans la lignée de Paul Lafargue) que le bonheur est automatiquement au rendez-vous (page 93) :
"Aucun projet politique ne peut changer fondamentalement la nature humaine. C'est étrange qu'à travers les siècles on ait eu si peur de ça. Si des siècles de domination n'ont pas eu raison de tous les élans généreux et altruistes, du dévouement, de la bonté, comment est-ce que quinze toutes petites années d'égalité et de justice auraient effacé les sursauts du chagrin, de la solitude, de la violence et du dégoût ?"
Comme le Léo Henry de "Un jour tout ceci sera à toi" (nouvelle de l'anthologie Nos futurs solidaires, également recueillie dans Cent vingt), Mélanie Fiévet pratique donc un genre que j'appellerai volontiers le post-uto (en ce qu'il est, en quelque sorte, l'envers du post-apo).
Plutôt que de montrer comment la Koinè a pu s'instaurer et persister, elle s'attache en effet à la façon dont elle est vécue, quinze ans plus tard, par ceux et celles qui sont en quelque sorte les nouveaux marginaux du système – qui s'identifient en tout cas à ses rebuts (page 50) :
"Je sais, depuis un moment maintenant, depuis que je passe toutes mes heures libres à errer dans les rues, que je suis pareille aux vestiges. Emmêlée de lianes et hantée d'oiseaux. Fragile et salée."
Dit autrement, un peu suivant la célèbre pyramide de Maslow, une fois débarrassés de leurs besoins élémentaires (décrits page 17 à l'aide d'une expression empruntée à Kropotkine), il reste encore aux citoyens à s'occuper de leurs besoins existentiels, et à combler une certaine vacuité de leur existence :
"C'est seulement
après
la conquête du pain
que peut s'accomplir enfin, en chaque âme,
(le chant l'espère de toute sa ferveur)
la conquête du plein."
L'idée sous-jacente est que, même au sein d'une utopie, il existe des gens à l'âme trouée, et ce sont précisément ces gens-là qui forment, dans la société, la zone d'exclusion que j'évoquais plus haut – un trou social que Mélanie Fiévet décrit (page 72) au moyen d'une métaphore mathématique, le tore, plutôt que d'une métaphore physique (le trou noir, comme le faisait Claude Ecken) :
"Ta vie, comme Koinè, est en forme de tore. Construite autour d'une absence."
Sans surprise, puisque depuis La Croisade des enfants de Marcel Schwob beaucoup de polyphonies littéraires (y compris le Saccage de Quentin Leclerc, auquel Koinè fait parfois penser) s'organisent, suivant la remarque de Deleuze & Guattari autour d'un vide central, Mélanie Fiévet recourt (comme Claude Ecken) à une narration chorale – un récit lui aussi en forme de tore donc, et situé dans un lieu indépendant des cinq plateaux, la Ville, "une centrale de retraitement des gens usés" (page 11).
Koinè sera donc l'histoire de "quelques âmes étranges" (page 98), étranges mais archétypiques, toutes habitant (hantant) la "pension Zimmer" (page 104, allusion à Bob Dylan), sous le regard d'un non moins étrange réceptionniste, Bob Blaine (oui, l'imaginaire de l'hôtel comme lieu de transit en périodes troublées joue à fond) :
– Soran, "celui qui a exproprié les premiers occupants de la Ville et réclamé l'espace" (page 92), mais qui a perdu sa foi en la révolution, tout en conservant "la beauté fiévreuse des prêtres et des amants monstrueux, ceux qui hantent les cathédrales et les opéras après avoir brûlé trop vite leurs stocks de prières" (page 11) ;
– Elpy, "celle qui y a débarqué après des années de guerre, de fuite et d'errance en mer" (page 92), et qui, après le suicide de sa soeur, est devenue "une jeune femme seule, les yeux jamais posés sur rien, la bouche et les mains ouvertes comme une Ophélie noyée" (page 10) ;
– Aliocha, "cellui qui n'a connu que l'utopie, mais n'y a pas trouvé les réponses dont iel avait besoin" (page 92), alors même que c'est un "bébé génie des réseaux, agenre comme quasi tous les mômes qui ont eu la chance de grandir après la floraison, avec la panoplie flippante des hackers de milice" (page 10).
Si l'on excepte les interventions du Choeur (l'une des deux formes de création collective dans la Koinè, avec le Texte, sur lequel je reviendrai) et celles de Bob Blaine (ou de Kimia), qui servent à commenter l'action en cours (exactement comme dans une tragédie grecque), l'histoire de Koinè va donc se tresser (pas du tout comme dans une tragédie grecque, mais plutôt comme dans les Souvenirs du narratocène de Léo Henry) en trois brins, revenant chacun trois fois dans un ordre différent (Elpy-Aliocha-Soran pages 19-37, puis Soran-Elpy-Aliocha pages 43-62, et enfin Aliocha-Soran-Elpy pages 81-99).
Avant l'inévitable convergence finale, chacune des trois lignes narratives est marquée par les mêmes événements, et notamment :
– la réception (pages 23, 32 ou 37), par trois canaux différents, d'une seule et même lettre, dont nous verrons l'effet sur les protagonistes bien avant d'en découvrir le texte complet (pages 69-74) ;
– le meurtre (forcément surprenant dans une utopie) d'un pensionnaire (pages 47-48, 52 ou 56) ;
– l'approche d'un séisme, qui va dénouer quelque chose chez les protagonistes (symptomatiquement, la ligne narrative de Soran va passer de la troisième personne à la première, page 88, et celle d'Elpy va suivre le chemin inverse, page 95).
J'ai évoqué un dénouement ; mais si, stricto sensu, les trois lignes narratives entrelacées se défont bel et bien, chacun.e poursuivant son chemin de son côté, il n'y a pas de dénouement au sens tragique du terme – ou plutôt, suivant le modèle du Texte, ce "vaste récit arborescent et permanent, hybridé chaque jour de nouveaux départs d'histoire" (page 75), plusieurs dénouements (d'ailleurs compatibles entre eux) se superposent, laissant le récit troué.
Toutes ces béances (topologiques, psychologiques, narratives) au coeur de la novella de Mélanie Fiévet y ménagent littéralement "une chambre d'écho" (page 49), dans lesquelles les phrases résonnent superbement – je crois l'avoir montré avec les citations dont j'ai émaillé cette chroniques, mais en voici encore une (page 43), centrée autour de ce que Milan Kundera appelle une métaphore existentielle (et considère comme essentiel au roman) :
"Le nom surgi d'autrefois colmate les vannes de sa mémoire pendant un instant. Plus rien ne coule. Puis le souvenir, sournois, s'immisce et sourd, promesse de sources qui sont autant de sables mouvants."
Koinè est donc clairement, comme l'écrit Valentine Costantini sur Actualitté, "un petit conte de toute beauté" (petit par la taille, mais grand par le talent) ; et Mélanie Fiévet, définitivement une autrice à suivre.
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