lundi 22 avril 2024

Voyage intérieur en terre digitale

Vallée du silicium d'Alain Damasio


L'envers du décorps


"Ce que je suis venu chercher relevait d'un espoir tors : parvenir à penser contre moi-même. Pouvoir accueillir la technologie non plus comme une menace ou un état de fait, mais avec l'euphorie excitante et tranquille de ceux qui la conçoivent, la promeuvent et la font."


Ainsi Alain Damasio résume-t-il (page 200 de Vallée du silicium, ouvrage lu dans le cadre d'une opération Masse critique de Babélio) le but du "voyage intérieur en terre digitale" (page 201) qu'il a entrepris en se rendant dans la Silicon Valley – un voyage aussi bien physique que mental, de ceux qui remplissent autant le sac à dos que le cerveau.


De fait, Vallée du silicium se présente comme un ouvrage hybride, fusionnant harmonieusement trois genres (trois gènes ?), qui se superposent plus qu'ils ne s'opposent :

– un récit de voyage, au moins aussi intéressant que l'Héctor de Léo Henry, et déclenché comme lui par la rencontre avec des paysages (l'Apple Park, objet de la première chronique ; les routes, objet de la deuxième ; les frontières, objet de la troisième ; le quartier de Tenderloin, objet de la quatrième) aussi bien que des personnages (les homeless de la quatrième chronique ; Arnaud Auger, l'homme augmenté de la cinquième ; Grégory Renard, le programmeur émérite de la sixième) ;

– une "coulée réflexive" (page 147), autrement dit un essai impromptu que le voyage fait jaillir, jusqu'à former une flaque imposante, le bilan fait dans la septième et dernière chronique (nous le verrons, cette mer critique n'est pas sans écueils) ;

– des f(r)ictions, engendrées par les réflexions suscitées par les rencontres (la mini-nouvelle injectée pages 53-58 de la deuxième chronique ; la longue nouvelle "Lavée du silicium", qui clôt en beauté l'ouvrage, pages 237-311 ; mais aussi la fresque de Mona Caron décrite page 111-117, à la fin de la quatrième chronique donc).


Tout naturellement, je prendrai donc ces trois strates pour sujets successifs des trois parties de cette chronique, lesquelles déborderont naturellement les unes sur les autres, tout étant lié dans cette manière de work in progress qu'est Vallée du silicium.


Le socle du livre, c'est bien sûr le récit de voyage, tout entier imprégné de la volonté têtue qu'Alain Damasio met à nous montrer l'envers du décor rutilant qu'est la Silicon Valley – ou plutôt l'envers du "décorps", comme il appelle (page 144) notre corps virtuel aseptisé (je reviendrai un peu sur le sujet en deuxième partie de chronique).


Cet envers du décorps, ces coulisses sordides, rien ne les symbolise mieux que "Tenderloin, quartier le plus pauvre de San Francisco, à deux blocs du siège de Twitter, à touche-touche de la richesse la plus brutale" (page 93) :

"Tenderloin végète dans sa merde, dans sa mort. Tu marches sur des étrons qui ne sont pas ceux des chiens." (page 99)


Le contraste est rude quand, dans la chronique suivante, Alain Damasio rencontre Arnaud Auger, un cadre de la Silicon Valley qui prend soin de sa santé à coup de "gadgets" (pages 131-132) :

"Arnaud pense adopter les toilettes connectées avec son petit labo d'analyse d'urine qui l'alerterait sur son hydratation, ses métabolites ou le risque de calculs rénaux – même pisser ne doit plus être un acte gratuit, même pisser doit informer, doit conformer."


Pareille opposition suscite forcément la réflexion, et Alain Damasio ne manque pas de se demander (page 100) :

"Comment pouvons-nous accepter cette juxtaposition, moi le premier, en tout conscience ? Prendre le choc et passer son chemin ? Savoir et s'en foutre ?"


A la réponse qu'il apporte (la dévitalisation des liens par les réseaux sociaux, sur laquelle je reviendrai un peu), j'en substituerai une autre, histoire d'illustrer ce qui est sans aucun doute le point fort de Vallée du silicium : nous pousser à penser, à reprendre nos réflexions là où on les avait (provisoirement) arrêtées avant la lecture.


Dans ma chronique des Angles morts du numérique ubiquitaire (dictionnaire dirigée par Yves Citton, un des premiers lecteurs de Vallée du silicium), j'écrivais que, fondamentalement, le monde numérique est un dévoiement de la pensée scientifique (prélèvement de data sur le monde réel, computation de ces data pour élaborer des rapprochements, restitution de ces rapprochements sous forme d'un modèle, vérification de la conformité du modèle avec la réalité), en ce que le quatrième processus manque (le modèle produit n'est jamais confronté au réel).


A voir Arnaud Auger se passionner pour une "courbe bleue" représentant "sa qualité de sommeil, qu'elle synthétise par un pourcentage sur l'appli de son smartphone" (page 124), je suis frappé par l'idée que ce dévoiement va plus loin que je ne pensais : pour reprendre la terminologie de Peirce, les signes produits par le monde numérique ne sont plus des icônes (des représentations mimétiques de la réalité), ce sont des indices (des indicateurs pointant vers quelque chose d'indéfini, de simples traces) qu'il est fondamentalement impossible de corréler à quoi que ce soit de réel (que peut bien vouloir dire "une nuit à 89%" ?)


Forcément, si les homeless de Tenderloin ne sont jamais vraiment représentés (juste désignés) par le monde numérique, comment s'émouvrait-on de leur destin ?


La flèche de la thèse


Tout ceci nous amène insidieusement à la réflexion menée dans Vallée du silicium par Alain Damasio, qui avoue page 147 n'être pas intéressé par l'érection d'une cathédrale critique ("la flèche de la thèse" de la page 148), mais bien plus par une réflexion impromptue à la Nietzsche :

"Tout s'embrouille mais je n'ai pas envie de tailler les méandres de la coulée réflexive pour faire semblant d'avoir tout compris d'avance, pour vous présenter ça comme un essayiste vous le ferait, reclassé et linéarisé, en rationalisant à rebours le cheminement d'une errance."


Comme avec L'Art du vertige de Serge Lehman, aventure intellectuelle au fond comparable, il y a donc une part assumée d'imperfection ; mais le blogueur consciencieux ne peut éviter de signaler ces défauts, surtout s'ils tournent (dans au moins un cas, nous le verrons) au contresens pur et simple.


Globalement, il me semble que la pensée d'Alain Damasio aurait gagnée à être confrontée à celle de Byung-Chul Han, laquelle fournit une interprétation alternative (plus cohérente me semble-t-il) à beaucoup des observations de Damasio – notez au passage que j'ai déjà évoqué les thèses de ce philosophe à propos de Sweet harmony de Claire North ou de Freeing (ourbodies) #11.


Alain Damasio remarque fort justement que l'esthétique promue par Apple est marquée par "un dégoût évident du chamarré, de l'hybride, du collage ou du rugueux" (page 18), donc de l'altérité négative (suivant la formulation de Byung-Chul Han) ou de "l'altérieur", cette "ligne de touche de la science-friction" (page 218 de Vallée du silicium, avec un gros clin d'oeil à Catherine Dufour) .


En revanche, Alain Damasio ne semble pas voir combien ce "monde lisse sans pli repli ni plissement – sans ride sur les peaux d'alumine" (toujours page 18) est consubstantiel à notre société de transparence, dont il est l'idéal esthétique (Byung-Chul Han explique cela dans Sauvons le beau).


Peut-être influencé par "le code de la séparation" (page 68) de Jean Baudrillard (l'auteur le plus cité dans Vallée du silicium), Alain Damasio en vient donc à voir (page 86-87) le web comme un espace fondamentalement strié (quadrillé, donc urbain) plutôt que lisse (désert, donc nomade), dans la lignée de la page 254 de Mille plateaux de Deleuze & Guattari, en oubliant que, page 614 du même ouvrage, les deux philosophes anticipent la ressaisie de l'espace nomade par le capitalisme de plate-forme :

"En revanche, au niveau complémentaire et dominant d'un capitalisme mondial intégré (ou plutôt intégrant), un nouvel espace lisse est produit où le capital atteint à sa vitesse "absolue", fondée sur des composantes machiniques et non plus sur la composante humaine du travail."


Pourtant, Alain Damasio sait que le web promet (et promeut) un "idéal de fluidité et de facilité" (page 232), rendu possible par l'instauration "d'un continuum communicant" (page 226) peuplé par des "tribus technonomades" (page 153) – un espace lisse dans lequel le sens privilégié est celui de la proximité, le toucher, même quand la relation au web passe par la vue et l'ouïe.


Selon Byung-Chul Han, cette primauté de l'haptique sur l'optique est caractéristique de notre société de transparence, qui vise à abolir toute distance (y compris critique) entre nous et le monde virtuel ; mais Alain Damasio a beau reconnaître la nécessité d'une "prise de distance" (page 231) pour s'extirper d'un flux virtuel à "haute conduction émotionnelle" (page 186), il n'en considère pas moins, à tort selon moi, que le numérique promeut "la vue nue et le son rond – les sens de la distance" (page 145).


(Notez au passage que la suprématie de l'haptique sur l'optique explique aussi pourquoi, comme je le disais plus haut, le monde numérique privilégie la production d'indices à celles d'icônes : il ne s'agit plus de faire voir, donc de représenter, le monde, mais de diriger notre attention vers les parties qu'on peut toucher – sur lesquelles on peut cliquer.)


Autrement dit, Alain Damasio me semble tomber dans le piège que lui tendent les "mythocrates" (page 211) de la Silicon Valley, en ne voyant pas, comme le fait Byung-Chul Han, que la vue et l'ouïe à l'oeuvre dans notre société de transparence sont foncièrement dévitalisées, réduites au rang de simple toucher – donc qu'il faudrait les rénover pour retrouver un peu de recul, et ainsi sortir de ce "technococon" (page 30) où tout est à portée de main.


C'est loin d'être le seul point sur lequel Alain Damasio se laisse "cyberner" (page 105) : ainsi, page 107 (c'est le contresens que j'évoquais plus haut), il relaie la thèse (ici attribuée à Nick Pinkston) selon laquelle les réseaux sociaux, et les entreprises qui les administrent, auraient été créés par "des autistes, des gens pour qui avoir des rapports sociaux normaux est juste... difficile" (notez au passage l'assimilation douteuse de l'autisme à l'anormalité).


Quoique les intéressés le prétendent parfois eux-même, il est aberrant de supposer que des gens sans compétences relationnelles (et accablés d'une fatigue chronique qui limite fortement leur activité) aient pu créer ou diriger de grandes multinationales du numérique (dans le but précisément de pallier leurs défaillances relationnelles, il y a plus cohérent comme théorie du complot).


En outre, cela ne fait que relayer l'une des trois (hélas classiques) fausses représentations de l'autisme, celle qui l'associe automatiquement à une maestria numérique ; or c'est loin, bien loin d'être le cas de tous les autistes (qui peuvent avoir de tout autres centres d'intérêt), et même ceux qui sont doués pour programmer peuvent avoir du mal à utiliser des interfaces que des neurotypiques trouveront d'emblée intuitives (curseurs, je pense à vous) – construire une application et l'utiliser sont deux choses qui n'ont rien à voir, on l'oublie trop souvent.


L'ombre de l'utopie


C'est précisément à propos de programmation (en parlant avec Grégory Renard) qu'Alain Damasio commence à entrevoir ce qu'il était venu chercher dans la Silicon Valley : "un art de vivre avec la technologie" (page 190), qui soit "bricolage altier" (page 184) à la Lévi-Strauss plutôt que "dépendance" (page 185).


(Parlant page 176 du talent de ce même Grégory Renard en matière de traitement automatisé du langage, Alain Damasio se demande naïvement s'il est possible de "démocratiser ce type de compétences" – ben oui, il suffit de comprendre les bases du langage Python et de connaître le module NLTK ; voir aussi Robopoïèses d'André Ourednik sur un sujet voisin, les réseaux adverses génératifs.)


Parce que toute critique d'une idéologie (toute "technocritique", page 191) s'appuie forcément sur une utopie (suivant Paul Ricoeur relisant Karl Mannheim), et parce que tout art est, fondamentalement, utopique (d'après Ernst Bloch), Alain Damasio va porter cette utopie, qui fait de l'ombre à l'espace lisse et blanc du monde numérique, au coeur de son travail d'écrivain.


Alors même que sa technocritique tourne parfois court (on l'a vu dans la partie précédente de cette chronique), et que son utopie éducative reste "une liste à la Prévert sans poésie, en mode random" (page 234), son art science-fictif reste étonnamment affûté, peut-être parce qu'il lui assigne "la mythopoïèse" (page 22) pour procédé, et pour tâche, de "saper toute certitude d'espèce" (page 195) – autrement dit, de combattre l'hubris humaine, thème fondamental de la SF selon moi.


Remarquant, un peu comme Pascal, que "deux grandes altérités sont fréquemment mises en récit pour tenter d'interroger la place et la spécificité exactes de l'être humain dans le cosmos" (page 194), non pas l'ange et la bête, mais le robot et l'animal, Alain Damasio convoque les deux motifs à la fois dans "Lavée du silicium", la nouvelle qui clôt Vallée du silicium (vous aurez noté la contrepèterie).


Il en résulte une oeuvre qui tient tout à la fois du Ballard d'IGH (pour le retour à l'animalité dans un cadre hyper-technologique) et du Dick des Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? (pour les Animoïdes ou "le test de Blankish-Vermeulen sur la non-violence parentale", page 290, avatar évident du fameux test de Voight-Kampff).


Alain Damasio détourne également la métaphore aquatique, classiquement utilisée "pour décrire le capitalisme aujourd'hui, sous ses formes financières, cognitives et numériques" (page 167, c'est la fameuse modernité liquide de Zygmunt Bauman), créant ainsi un nouveau genre, "le Waterpunk" (page 310), variante du "Biopunk" qu'il appelait de ses voeux page 216 de Vallée du silicium.


Ici, le flux où vont se retrouver immergés les protagonistes de "Lavée du silicium" (la cellule familiale classique chez Damasio, le père, la mère, la fille adoptive, sans oublier un couple d'IA), ce n'est pas celui, transparent, du monde numérique, mais quelque chose de bien plus trouble, engendré par le blackout qui frappe la ville (page 260) :

"Ma cuvette a des sortes d'éruption, ça gicle par moments à deux mètres, je la bourre de coussins, en m'encaissant un geyser de chiasse dans la gueule."


L'irrigation soudaine du décor(ps) des personnages fait, sans surprise, pendant à leur déshydratation, leur dévitalisation, fondamentale ou induite par la situation (page 263, avec ce que Milan Kundera appelle une métaphore existentielle) :

"A peine un demi-jour de blackout et la dépression creuse en moi avec sa vis sans fin, je la sens descendre dans mon vagin, percer avec sa pointe, je perds les eaux."


On l'entrevoit au travers de ces deux citations, "Lavée du silicium" va très loin dans la satire et le désespoir ; mais c'est pour mieux déboucher, à la fin, sur une manière de sérénité non dépourvue de tristesse (un "accorps", voir page 150) – et même si, comme dans Les Furtifs, l'utopie entrevue est largement fantasmatique, la nouvelle n'en reste pas moins forte (page 306) :

"Le mot triste scintillait quelque part, il cherchait à rassembler tout ça, il n'y parvenait pas, un phare perdu."


En quelque sorte, "Lavée du silicium" est, sur le plan de la création, l'aboutissement (brillant) des observations (toujours fines) faites durant le voyage dans la Silicon Valley, et des réflexions (imparfaites) qu'elles ont engendrées : tout cela fait de Vallée du silicium, en sus d'un récit de voyage, d'un essai et d'une fiction, une illustration parfaite de la triple démarche d'Alain Damasio (observer, réfléchir, créer) – un work in progress, comme je le disais en introduction de cette (trop) longue chronique.




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