lundi 12 août 2024

Tout va bien dans le monde

Box de Daijirô Morohoshi


De Daijirô Morohoshi, mangaka pourtant culte au Japon, le lectorat français ne connaissait, avant la parution des 3 volumes de Box au Lézard Noir, que l'excellente série Shiori et Shimiko (préfacée par Jean-Pierre Dionnet) ; on y voyait deux lycéennes confrontées à des phénomènes étranges, relevant "d'un fantastique doux et fantaisiste évoquant davantage Philémon de Fred que Ring", voire du "surréalisme", comme le note fort justement Stéphane du Mesnildot sur son blog.


Avec Box, Morohoshi s'empare du thème (en vogue) de l'escape game et en livre sa version, douce et fantaisiste donc plutôt que frontalement horrifique, même si le suspense est bien au rendez-vous (Box n'a donc rien d'un slasher comme Le Pacte de sang de Clément Bouhélier, qui utilise le même thème de l'escape game, pratique il est vrai pour justifier la désactivation des smartphones).


De fait, comme il l'indique page 91 du volume 1,Morohoshi s'inspire bien plus d'un motif du folklore japonais, la mayoiga ou maison errante capable de réaliser les souhaits de ceux ou celles qui y pénètrent, comme la Zone de Stalker ; toutefois, de ce que je comprends en lisant cet article, la mayoiga peut choisir d'exécuter ou de contrarier les désirs de ses invité.e.s, en fonction de leur pureté ou de leur cupidité (les chapitres 63 et 64 des Contes de Tono de Kunio Yanagita, dont s'inspire Morohoshi, me semblent fonctionner en miroir l'un de l'autre, exactement comme le célèbre conte breton des deux bossus).


Cette ambiguïté (ainsi que cette opposition au slasher) apparaît dans la mise au point que la guide de la boîte fait, pages 142-143 du volume 1 pour corriger les propos énoncés par un personnage (Kyôko) page 70 du volume 1 :

"Visiblement, vous vous laissez perturber par les informations que vous a transmises l'empêcheuse de tourner en rond. Je me permets donc de remettre les pendules à l'heure. Il est exact qu'une chose attend sa pâture au tréfonds de cet endroit. Cependant, ce n'est pas d'êtres humains en tant que tels dont elle se nourrit. Elle veut une partie de vous... mais pas dans le sens physique. Elle désire une part de vous-mêmes dont vous êtes prêts à vous séparer de votre plein gré. [...] Toujours est-il que vous êtes tenus de vous plier aux règles. La plus importante est qu'il faut tout faire pour résoudre son casse-tête. Faire semblant de ne pas trouver la solution est absolument proscrit ! Cela a la fâcheuse conséquence de mettre la boîte en colère !"


On ne saurait mieux souligner tout à la fois combien Box souscrit à la règle canonique de tout récit fantastique d'après Joël Malrieu, à savoir que le "phénomène" (le mot figure page 67 du volume 1) est, au final, un reflet du personnage et de ses désirs enfouis – et que briser cette règle narrative, c'est s'attirer les foudre de l'auteur, qui multipliera alors les monstruosités à foison.


Si la résolution du casse-tête propre à chacun des personnages ne semble au départ qu'une simple façon d'évoluer plus avant dans la structure de la boîte (de la trouver, d'y entrer, de passer un niveau) autant que dans celle de la narration, elle va donc très vite apparaître pour ce qu'elle est vraiment, une métaphore des problèmes (surtout psychologiques, mais pas que) affectant chaque personnage.


Symptomatiquement, la résolution de chaque casse-tête débouche en effet sur une apparente modification physique du personnage ou de son entourage (apparente, parce que tout est normal à part ça, ce qui a aussi le mérite d'introduire le thème, important dans Box, de l'apparence et des illusions) qui est l'incarnation de son problème central, par exemple pour les personnages au lycée :

– dès sa première apparition dans le manga, Kôji nous signale (page 6 du volume 1) que son frère aîné "est mort l'année dernière", et que leur mère, qui "n'arrive pas à faire son deuil" et "est clairement en dépression", "n'a pas touché à ses affaires", donc quoi de plus logique à ce qu'une fois le casse-tête résolu Kôji constate la disparition (pages 21-23) d'une partie de la tête de sa mère autant que d'une partie de la chambre de son frère ?

– bien avant que Megumi ne révèle (page 84 du volume 2) sa "dysphorie de genre" à Kôji (et à nous), son prénom (féminin) autant que son attitude (de "mauviette", dixit Kôji page 100 du volume 1) l'ont trahi.e, donc quoi de plus logique (et non de "burlesque" comme le dit Stéphane du Mesnildot sur son blog) à ce que la résolution de son casse-tête fasse disparaître son sexe ?

– de même, Chieko a affirmé dès la page 38 du volume 1 posséder un "sixième sens", or c'est précisément (page 87 du volume 1) une partie de sa tête (où son pouvoir doit être localisé) qui disparaît quand elle résout son casse-tête (sur smartphone), suggérant ainsi qu'elle n'est pas à l'aise avec son don, ce qu'elle confirme pages 10-11 du volume 2.


Ce n'est pas un hasard si je me suis concentré sur les personnages au lycée, en mettant de côté Kyôko, qui est à la fois plus âgée et, du moins au départ, une intruse dans la boîte : comme le remarque fort justement Stéphane du Mesnildot sur son blog, un des thèmes secondaires de Box est "la bravoure des adolescents et la lâcheté des adultes", sur le plan autant physique que moral.


Etant donné que les adultes refusent généralement d'affronter leurs problèmes (y compris d'une certaine façon les époux Tani, les plus sympathiques), nous n'aurons pas l'occasion (à part pour les époux Tani, toujours en mettant de côté le cas particulier de Kyôko) d'assister à leur métamorphose une fois leur casse-tête résolu ; à la place, nous verrons la boîte se déchaîner contre eux, sur au moins deux plans.


Le premier voit notamment l'architecture de la boîte se modifier en fonction du passé trouble de monsieur Kôda, l'architecte, comme nous le comprenons avec sa réaction à une remarque, en apparence anodine, de Megumi (page 16 du tome 2) :

"– D'ailleurs les murs sont complètement creux. Il suffit de les pousser pour qu'ils s'éboulent. Les pierres ont été empilées n'importe comment. On dirait des travaux bâclés.

Des travaux bâclés ?!

Pourquoi cette réaction ? Ca vous inspire quelque chose ?

N... Non, rien du tout..."


Le deuxième voit le même Kôda, mais aussi monsieur Yamauchi, l'historien (un personnage bien pratique pour explorer les origines folkloriques du lieu), se changer en créatures rampantes (voir page 59 du volume 2 pour le second, et page 124 du volume 2 puis page 7 du volume 3 pour le premier), et donc rejoindre la meute de monstres, au départ enfermés dans des boîtes (page 75 du volume 1), que la guide de la (grande) boîte a lâché sur Kyôko, l'intruse (page 108 du volume 1).


Incidemment, en opposant ainsi décor cyclopéen (à la Piranèse) et personnages difformes, Morohoshi utilise un contraste entre sublime et grotesque typique du récit lovecraftien (j'en parlais à propos de l'adaptation par Gou Tanabe de Dans l'abîme du temps) – aussi bien Koiwai que Stéphane du Mesnildot sur son blog ont remarqué que Lovecraft était une référence majeure pour Morohoshi, même si Box n'en est pas forcément la preuve la plus éclatante.


Au final, et c'est un thème fantastique classique, l'architecture n'est que la matérialisation physique des méandres tourmentés de l'esprit des personnages, raison pour laquelle sans doute le thème de l'apparence et des illusions d'optique (voire des "numéros de magie", page 149 du volume 1), va prendre autant d'importance dans Box, culminant dans des références explicites à Maurits Cornelius Escher (ainsi qu'à l'escalier de Penrose page 34 du volume 3) ou au William Hogarth de Satire sur fausse perspective (page 122 du volume 3).


Cet aspect ludique (et jubilatoire) du fantastique de Morohoshi ne fait pas que l'adoucir, il souligne sa parenté profonde avec le nonsense à la Lewis Carroll ; et comme lui, mais beaucoup plus frontalement sans doute, il peut être lu comme un parcours d'initiation aux absurdes conventions sociales qui régissent le monde des adultes.


"Et tout va bien dans le monde" déclare Kôji page 209 du volume 3, citant Robert Browning, mais il lui reste quand même, de son étrange aventure, une mélancolie qu'il ne s'explique pas, mais nous, si (voir page 217 du volume 3) – ce sentiment doux-amer est probablement une des caractéristiques emblématiques du style de Morohoshi, ce qui fait de Box, sinon un incontournable de sa bibliographie, du moins un excellent porte-étendard (qu'on espère l'avant-garde de beaucoup d'autres traductions).




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