Le Déluge de Stephen Markley
Piège
A peine parus (ici pour la rentrée littéraire 2024), certains romans semblent entrer immédiatement dans l'histoire littéraire, au point que le blogueur se sent obligé de les replacer dans un contexte littéraire plus vaste (souvenez-vous, il n'y a pas si longtemps, je vous parlais de Rabelais et Shakespeare à propos de La Sonde et la Taille, l'autre pavé de 2024 à ne surtout pas rater).
A l'évidence, Le Déluge de Stephen Markley (ouvrage lu en service de presse) s'inscrit dans ce que Milan Kundera considère (dans L'Art du roman, page 39) comme la troisième voie du roman, celle qu'a ouverte Kafka en mettant en scène des personnages déterminés non plus par leurs actions (la première voie) ou leur vie intérieure (la deuxième voie), mais par des contingences purement extérieures – le monde est devenu un piège, d'où les personnages peinent à s'extirper, malgré toutes leurs actions ou leurs cogitations.
Peut-on imaginer pire piège que le réchauffement climatique ? Comme le montre Stephen Markley (retrouvant tout à la fois des accents de tragédie antique, mais aussi d'histoire du futur telle que les imaginaient les auteurs de l'âge d'or de la SF, comme le Silverberg du Chemin de l'espace), ce phénomène (prévu par Svante Arrhenius dès 1896, comme le rappelle la page 171) a tout d'une mécanique fatale, signalée par de multiples tic-tac, aussi bien scientifiques que politiques :
– "la concentration de dioxyde de carbone dans l'atmosphère", qui "était autour de 280 avant la révolution industrielle", et de 350 ppm "au cours de la décennie 1990", passe de 430 ppm en 2026 (page 171, treize ans après le début du roman), à 444 ppm en 2033 (page 660) et 446 ppm en 2036 (page 817) ;
– le roman est surtout rythmé par la litanie des événements météorologiques exceptionnels, auxquels les personnages vont être confrontés dans certains des épisodes les plus marquants du livre, comme l'ouragan Alberto et la tempête de la prise de conscience en 2026, le mégafeu El Demonio en 2031, la grande crue de l'Est en 2032, la tempête de chaleur de 2034 ou l'ouragan Kate de 2039 ;
– il est tout aussi marqué par une certain nombre de faits divers, qui vont notamment perturber le jeu politique (et influencer les élections, voir ci-dessous), comme le massacre de l'Ohio River en 2030 (dont les seules victimes sont des centrales à charbon), la tuerie sur le Mall of America en 2031, la surprise de juillet en 2032, mais aussi et surtout le 31 juillet 2034 et le 15 août 2037 (deux événements majeurs du livre, que je ne détaillerai donc pas) ;
– "Au fil de décennies d'atermoiements, les politiciens et l'élite économique qui les soutient ont laissé s'enkyster la crise civilisationnelle que nous subissons aujourd'hui. Reagan, Bush, Clinton, Bush Jr. Obama, Trump, Biden, Hogan, Randall, et à présent Love : la seule chose qui rapproche ces chefs d'Etat, c'est qu'ils ne se sont pas attelés au seul dossier qui importait réellement."
Ce dernier constat (fait page 770, mais saillant dès le début du roman) explique évidemment pourquoi certains personnages vont se complaire dans l'inaction, et d'autres, basculer dans l'action violente plutôt que de se reposer sur l'action politique – avec de nombreux changements, le roman s'étendant de 2013 à 2045.
Les personnages, c'est précisément ce qui fait la force du Déluge, et le distingue du "récent tsunami de littérature sur le changement climatique", comme l'a fait remarquer Hamilton Cain dans le New York Times ; une fois de plus, je vais invoquer Milan Kundera et sa définition du roman comme "territoire où le jugement moral est suspendu" (page 14 ou 16 des Testaments trahis).
Stephen Markley assume d'ailleurs ce dernier point dans un entretien avec Adam M. Lowenstein, où il parle également du rôle de piège des préjugés (je traduis) :
"Ma perception générale de, mettons, la réalité humaine, c'est que nous construisons tous, tout le temps, des récits qui catégorisent le monde suivant nos biais et idées préconçues. Quand il s'agit de formuler des opinions politiques et des allégeances communautaires sur toute une variété de sujets et de luttes politiques, c'est totalement naturel.
Dans un roman, cependant, c'est un piège. Le romancier doit penser à travers le point de vue d'autres personnes, voir le monde par leur yeux, et essayer d'y donner un sens en partant de zéro. Donc même si j'ai un avis tranché sur les gens faisant de la propagande pour le lobby des énergies fossiles dans ma vie de tous les jours, quand je cherche à dévoiler mes personnages dans le roman que je construis, je ne peux pas vraiment me permettre le luxe de les juger.
J'ai la responsabilité de comprendre comment ils sont devenus ce qu'ils sont, comment ils voient le monde, et pourquoi ils pensent que ce qu'ils font est OK. Je dois me rappeler que nous avons tous très peu de choix en la matière, que nous sommes un ensemble de biais, d'influences et de récits qui nous sont plus moins attachés, et que changer nos esprits, comme un personnage en particulier le fait dans le livre, est vraiment une des choses les plus difficiles et héroïques qui soient."
Même s'il emploie, pour rendre ces points de vue, tout un arsenal de techniques narratives, chacune ayant un usage bien particulier selon moi (j'y viens), Stephen Markley reste fidèle à cette conception polyphonique du roman, nous laissant le soin de dégager une signification d'ensemble de tous les matériaux qu'il assemble (il y a évidemment des échos d'un récit à un autre, ainsi nous apprenons page 803 ce qu'est devenu un livre perdu page 594) ; notez qu'outre les passages narratifs proprement dits, cela inclut de nombreux articles de journaux, dont deux écrits par un personnage secondaire du roman.
Polyphonie
Si l'on met de côté ces articles, ainsi qu'un important morceau narratif au coeur de la quatrième partie (j'y reviendrai, bien sûr), le roman se compose de six lignes narratives, réparties sur cinq parties (suivant l'ordre, arbitraire mais calculé, TSJKAM-KTMSAJ-KSMTJA-STMAJK-SJAKTM) – autrement dit, nous suivons six personnages, Tony (Anthony Pietrus), Shane (Acosta, alias Luciana Alvarez, alias Simone Schafer, alias ?), Jackie (Jacquelyn Shipman), Keeper (John Gerald Jr), Ash (Ashir al-Hasan) et Matt (Matthew Stanton, dit Caroline par sa compagne, Kate Morris, dont je parlerai aussi).
Je vais un peu détailler, en suivant peu ou prou l'ordre découlant des trois techniques narratives adoptées par Stephen Markley dans Le Déluge, chacune reliée à la façon dont le récit correspondant est mis en scène dans le roman :
– une narration à la deuxième personne, pour signaler une histoire (celle de Keeper) qui ne sera pas racontée, pour des raisons qui apparaîtront vite (Keeper fait partie, avec Shane, des personnages les plus pauvres du roman) et d'autres qui ne seront évidentes que dans la dernière partie du roman, mais aussi, peut-être, pour marquer une certaine distance avec le personnage (Keeper est parfois très antipathique, tout autant qu'il peut être touchant, j'en reparle tout de suite) ;
– une narration à la première personne, pour signaler qu'à un moment ou un autre le personnage va s'emparer de son histoire et tenter de la raconter, même si le projet finit par échouer (Jackie, Matt, Ash) ;
– une narration à la troisième personne, pour signaler qu'un tiers (taisons lequel, même si la chronique de Ian Mond dans Locus vend largement la mèche) va s'emparer, parfois avec la complicité du personnage, de l'histoire en question (Tony, Shane, et le morceau narratif au centre de la quatrième partie).
Commençons par Keeper, le personnage a priori le moins concerné par les débats autour du changement climatique (bien sûr, cela va changer, et sa trajectoire va finir par recouper celle des autres). Avec lui, nous sommes dans l'ambiance du deuxième Pusher de Nicolas Winding Refn, voire des segments de Brève histoire de sept meurtres que Marlon James consacre aux mauvais garçons – et nous éprouvons le même curieux mélange de répulsion et d'empathie envers lui.
En dépit de ses actes parfois très contestables (violer une femme endormie, page 74) et de sa capacité à s'aveugler volontairement (tout au long des pages 138 à 150, il ne s'avoue jamais pourquoi Claire Ann le relance), Keeper va manifester par moments (souvent liés aux événements météorologiques qu'il doit affronter) une conscience aiguë de sa situation (qui culminera avec son comportement dans le dernier segment, où il sera plus que jamais prisonnier des circonstances), par exemple page 151 :
"Ton coeur bat fort. Tu transpires. Tout est trop dur, trop brillant, t'as l'impression de voir pour la première fois le taudis où tu vis. Les murs tristes, les placards vides, les emballages de fast-food un peu partout, l'odeur d'herbes et de tabac froid. Pour la première fois de ta vie, tu comprends ce que tu es. T'es la goutte d'eau dans la pompe d'alimentation. T'es une chose qu'on met au clou, et la personne qui se débarrasse de toi se marre à tes dépens. T'es seul dans ta vallée des ossements."
A l'extrême opposé de ce "rouage" qu'est Keeper, mais tout aussi peu concernée que lui (du moins au début) par le changement climatique, il y a Jackie, qui gagne sans états d'âme sa vie dans la publicité (un des clients de son agence est le lobby des énergies fossiles) ; elle aussi, de façon différente (mais cousine) de Keeper, va prendre conscience (non sans ironie) de son environnement (et de l'environnement tout court), par exemple page 822-823 :
"En regardant autour de moi, cependant, j'ai eu du mal à prendre cette mascarade au sérieux. Les dorures de la salle de réception, les robes extravagantes, les smokings parfaitement coupés, le menu décadent. Tout ce faste au service d'une vidéo holographique de vingt minutes sur la misère des Bangladais, l'un des nombreux peuples contraints de vivre dans des camps privés d'eau potable, à la merci des maladies et de l'armée indienne, ou sinon de monter sur des embarcations de fortune en espérant atteindre des rivages encore plus lointains, sans foyer, sans paix, sans répit, sans justice à l'horizon. A la fin de la vidéo, on nous a servi le dessert : gâteau au fromage et crème brûlée aux oeufs de cane."
Nous apprendrons à la toute fin du livre (page 1001) que Jackie a écrit (mais non publié) ses "mémoires" (justifiant ainsi la narration à la première personne) ; nous apprenons dans le même passage que Matt travaille aux siennes, mais il ne nous avait pas caché, dès sa première apparition, son désir de devenir romancier (voir page 99).
Avec Matt (l'un des participants de la mystérieuse réunion secrète qui clôt la troisième partie), nous sommes au coeur de la lutte contre le réchauffement climatique, puisqu'il partage la vie de Kate Morris, la militante la plus célèbre de l'époque (j'en reparlerai) ; sa prise de conscience a donc été très rapide, comme le montre le passage suivant (page 216) :
"Et une fois qu'on a emprunté ce chemin, qu'on a intégré ces données aussi simples qu'alarmantes, on ne peut plus revenir en arrière. Pendant un moment, j'en ai perdu le sommeil. Je fixais le plafond, accablé, désespéré. Je tendais le bras vers Kate, qui a la faculté de s'endormir où et quand elle veut, et je m'agrippais à elle, j'enfouissais mon visage dans sa chevelure parfumée et je pensais à nos enfants qui naîtraient dans un monde terrifiant, où la civilisation s'effondrerait."
Cet extrait est également emblématique de la façon dont est dépeinte la relation entre Matt, surnommé Caroline en raison de son état d'origine, et Kate, qui a "un côté paillard" (page 406) et adopte un avatar masculin hyper-sexualisé dans la réunion secrète : les stéréotypes féminins sont le lot du premier, alors que les stéréotypes masculins sont affectés à la seconde, sans que jamais cette inversion des genres ne tombe dans l'exagération outrancière de Mondo Reverso.
C'est d'un tout autre genre de stéréotypes dont je vais parler à propos d'Ash (lui aussi participant à la réunion secrète), un analyste "sur le spectre" (page 429), qui ne peut s'empêcher d'émailler ses synthèses de digressions "autobiographiques" (page 430 ; notez au passage que, même si ces digressions concernent des événements récents, un autiste a normalement une mauvaise mémoire autobiographique et épisodique, comparé à sa mémoire sémantique, voir par exemple cet article ; de manière similaire, quoique plus surprenante, Ash ne mentionne jamais sa fatigue chronique, y compris lors de ses expériences sur la faim dans la quatrième partie).
Comme le remarque fort justement Ola G, Ash est "peut-être le personnage le plus humain de Markley en dépit des raccourcis initiaux le présentant comme un autre sosie de Rain Man ou Sheldon Cooper".
Pour être plus précis, Markley n'évite pas deux des trois stéréotypes majeurs concernant l'autisme, celui du singe savant (Ash est un analyste prédictif de haut vol) et du robot (il parle d'un ton monocorde, voir par exemple page 861) ; mais il les tempère en rappelant que les émotions sont souvent différées chez un.e autiste, notamment parce que les sensations sont trop envahissantes pour être supportées, donc traitées et converties en émotions (page 658, notez la synesthésie, autre trait autistique) :
"Dans l'open space, plusieurs officiers ont sorti la tête de leur box. Une terreur pourpre et cramoisie obscurcissait ma vision. J'entendais le moindre cliquetis des stylos, le moindre bruissement de papier, le moindre raclement de mucus dans les gorges, et je sentais le froid chimique de l'air conditionné sur chacune de mes terminaisons nerveuses."
Avec Tony, nous restons dans le volet scientifique de la lutte contre le réchauffement climatique (il est océanographe, et aussi l'un des participants de la réunion secrète déjà évoquée), mais nous passons à la narration à la troisième personne (donc écrite avec l'aide d'un tiers, voir page 975-978).
(Au passage, même si Le Déluge organise rarement ce genre de confrontations entre points de vue, notez qu'il n'y a pas plus de fiabilité entre l'un ou l'autre mode de narration : bien malin qui pourrait dire quelle version de la même scène est la plus fidèle, celle de Tony, page 951, ou celle d'Ash, page 870.)
J'ai beaucoup parlé de prise de conscience des personnages, une thématique qui à première vue n'a pas l'air de concerner cet océanographe qu'est Tony ; pourtant, entre savoir que le réchauffement climatique engendre des mégafeux et se retrouver pris dans l'un d'eux, il y a un monde, comme le montre cet extrait (pages 440-441)
"Il pénétra dans le quartier de Franklin Hills, et alors il commença à comprendre.
Partout des maisons flambaient, donnant l'impression que le feu les choisissait au hasard, tel un roi qui tente de tromper son ennui avec des exécutions arbitraires. Le bruit était assourdissant, le rugissement d'un train fou. Les arbres se consumaient en une seconde, les pelouses rôtissaient. L'odeur le submergeait bien que les vitres du SUV soient fermées. Les braises étaient semblables à des lucioles, la fumée et les flocons de cendre formaient une brume de soie."
Finissons ce tour des protagonistes par Shane, sans doute le personnage le plus mystérieux de l'histoire (beaucoup plus que Kate Morris). Sa narration à la troisième personne est émaillée d'encarts (toujours à la troisième personne) donnant le point de vue d'autres personnages sur l'action en cours : c'est que, confronté au mystère Shane, le tiers qui écrit son histoire a procédé par "écholocalisation", comme nous le révèle la page 1006.
Par opposition à Tony, Ash, Matt et, bien sûr, Kate (qu'elle a rencontrée, la dernière partie nous l'apprendra), Shane représente le clan de ceux qui croient plus en l'action violente qu'en l'action politique ; elle est aussi la plus pauvre des "terroristes", ce qui la rapproche parfois de Keeper.
Pourtant, malgré ses convictions et sa connaissance intime de l'exploitation, elle peut se surprendre en train d'exploiter autrui, dans une scène anodine, mais me semble-t-il prémonitoire de la façon dont sa lutte armée va dériver (page 237) :
"Shane se croyait en bons termes avec Ramon et les autres travailleurs immigrés. Elle empruntait souvent son téléphone parce qu'il n'était pas protégé par un mot de passe, mais également, si elle se montrait un peu honnête avec elle-même, parce que le plongeur était impuissant, tout en bas de la chaîne alimentaire, et n'aurait personne à qui se plaindre s'il la prenait sur le fait. Elle se servait de l'appareil pour chercher des mots clés proscrits sur le sien : "éco-terroristes", "6Degrees", "attentat pipeline Colorado", "enquête FBI saboteurs". Pendant ses pauses, elle s'informait sur la traque d'un groupe d'"apprentis terroristes", comme l'écrivait un journaliste. Mais elle avait peut-être sous-estimé la quantité de vidéos qu'elle avait visionnées, et de données qu'elle avait consommées. Elle ne s'était pas rendu compte qu'elle avait coûté à Ramon une fortune qu'il n'avait pas."
(Au passage, notez que Shane communique avec ses camarades de lutte au moyen de romans servant de livres-codes, à commencer par Le Fléau de Stephen King ; comme Stephen Markley l'explique dans un entretien avec Neil McRobert, c'est avant tout un hommage à une de ses lectures de jeunesse, qui l'a convaincu du bien-fondé de la longueur en matière romanesque, mais dans Locus Ian Mond y voit un aveu de filiation, à mon avis pas si marqué que ça.)
Je vais maintenant parler du mystérieux passage narratif intercalé au milieu de la quatrième partie, celui qui n'est rattaché à aucun des six personnages principaux ; mais avant, je vais parler un peu de la technique polyphonique en général.
Protestation
Pour Deleuze & Guattari, tout récit polyphonique est marqué par la gravitation autour d'un centre absent :
– à titre d'exemple, voyez La Croisade des enfants de Marcel Schwob, l'oeuvre fondatrice du genre, où les points de vue de 7 adultes et 1 petit groupe d'enfants n'épuisent pas, loin de là, le mystère de la croisade ;
– ou bien pensez à Outrage et rébellion de Catherine Dufour, où les 50 personnages évoquent en permanence celui qui fut l'emblème de leur mouvement musical, Marquis (qui n'a accès à la parole qu'une seule fois, pour une brève déclaration).
Pour Le Déluge (et bien que le roman mette en scène 6 histoires différentes plutôt que la même histoire racontée de 6 façons différentes, comme chez Schwob, Dufour ou Damasio), il est extrêmement tentant de faire de Kate Morris cette "figure centrale", comme le dit Jonathan Russell Clark dans le Los Angeles Times – ce point d'équilibre d'un roman que "des forces centrifuges menacent d'éparpiller", comme le dit Hamilton Cain dans le New York Times (non, je ne suis pas le seul à utiliser des métaphores physiques à propos du Déluge).
Evidemment, ce serait reconduire le mythe de l'homme providentiel (ici la femme providentielle, même si elle souvent est décrite comme masculine, j'en ai déjà parlé) ; dans un entretien avec Gideon Lichfield, Stephen Markley assume d'ailleurs parfaitement le fait d'avoir agrégé la lutte climatique autour d'un leader charismatique (pour ne pas dire christique), suite aux limites médiatiques de notre société :
"J'ai juste essayé d'imaginer que quelqu'un allait survenir, qui deviendrait l'incarnation de ce mouvement ; cela a beaucoup à voir avec la façon dont les média travaillent : avoir une figure – quelqu'un qui est à la fois au devant et au centre de la scène– tend à être la façon dont notre société s'organise autour de certaines problématiques. Quelle que soit la problématique, des figures émergent, qui brandissent la flamme en quelque sorte. Kate Morris était ma conception de ce qu'une telle personne pourrait ressembler aux Etats-Unis ; non pas que je prédise à quoi elle ressemblerait, mais il y avait besoin d'un personnage charmant et infatigable, il y avait besoin de quelqu'un capable de toucher des gens qui n'auraient pas été touchés autrement."
Ceci dit, Stephen Markley va infléchir cette vision convenue mais inévitable (un peu à la manière dont il traite les stéréotypes autistiques), et c'est flagrant dans le mystérieux passage à la troisième personne qui est au centre de la quatrième partie – mystérieux, car comme le révèlent les pages 1006-1007, le tiers qui l'a produit l'a fait sans raison valable, contrairement aux histoires de Shane ou de Tony.
Ce passage décrit, avec une multitude de points de vue (dont, fugitivement, celui de Kate elle-même), l'événement qui est tout à la fois le point culminant du récit et de la carrière de Kate (notamment parce qu'elle parvient à y concilier l'action politique et l'action directe, non-violente contrairement à Shane) ; c'est d'ailleurs là (page 599) que le roman, après une brève allusion moqueuse par le père de Kate (page 413), va justifier son titre, au travers d'un slogan repris plus loin (pages 689 ou 1020) :
"Aujourd'hui, dans cette ville, en cette heure sombre, nous allons démontrer que les divisions imposées par les riches et les puissants n'existent pas. Pour l'instant ils n'ont pas peur de nous, mais ça va venir. Parce que nous sommes ce qu'ils n'ont pas vu arriver, et qu'ils n'auraient jamais cru possible. Nous sommes le Déluge."
Certes, ce discours est prononcée par Kate, et c'est elle aussi qui accomplit (page 624-625) l'action qui la fera rejoindre les "mythes collectifs" de l'humanité, au point d'être littéralement statufiée (page 1030, dans un minéral, l'olivine, qui piège le carbone, de façon me semble-t-il plus efficace que dans la réalité ; je vois là un petit rappel discret que, oui, Le Déluge est bien de la SF).
Pourtant cet événement n'a pu survenir, et marquer le monde, que parce que l'impulsion initiée par Kate s'est propagée dans le corps social, débouchant sur une véritable action collective (le "nous" du discours), qui va impliquer autant des militant.e.s pur.e.s et dur.e.s que de simples citoyen.ne.s, comme Letitia Hamilton, onze ans, SDF (page 612, avec une allusion à la technologie RV, devenue dominante en 2034) :
"Elle ne comprenait pas tout. Les liens entre climat, inégalités et géopolitique étaient absents des rares programmes télé, jeux vidéo et worldes auxquels elle avait été exposé. Elle savait, en revanche, que le ras-le-bol était général, que le monde était cruel et merdique, et que des gens associaient leurs forces pour changer les choses."
Là est sans doute le vrai centre de la polyphonie savamment orchestrée par Stephen Markley, ainsi peut-être que la faible lueur d'espoir (d'utopie) que le livre parvient à allumer dans un brouillard de désespérance (de dystopie) ; mais comme je l'ai dit plus haut, étant donné que c'est à nous d'assembler le livre, le sens qu'on lui donne dépend fortement de nous, ce que Stephen Markley souligne, non sans humour, dans son entretien avec Gideon Lichfield (je traduis) :
"La fin du livre – je veux dire, mon Dieu, ça en dit beaucoup plus sur le lecteur ou la lectrice que sur ce que j'ai écrit. J'ai parlé à des gens qui étaient en mode "Votre livre finit d'une façon si lugubre que je ne savais pas si je parviendrais à sortir du lit. Je vais aller m'acheter des armes et me bâtir un bunker." Ensuite j'ai parlé avec une militante du climat qui était en mode "Ouais, la fin était beaucoup trop optimiste pour moi. Je ne nous vois pas réussir à achever ça un jour.""
Dans la Los Angeles Review of Books, Kevin Koczwara compare Le Déluge à Outremonde de Don DeLillo, pour la façon dont "la portée et la magnitude lui donne un sens du merveilleux" (oui, du sense of wonder, comme dans tout roman de science-fiction qui se respecte).
Juste ou non, cette comparaison a le mérite de souligner un point-clé : Le Déluge est un livre-monde, dans lequel Stephen Markley nous immerge sans jamais nous noyer – et c'est aussi un livre incroyablement en prise avec son époque, un de ceux que notre descendance lira en se demandant pourquoi nous n'avons rien fait (vu la longueur de cette chronique, je ne l'ai pas dit, mais la question de la transmission est importante dans le roman, la plupart des personnages ayant des relations compliquées avec leurs parents et/ou leurs enfants).
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