Galatée de Madeline Miller
La prolifération actuelle de la romance dans le paysage littéraire, toutes littératures confondues, est peut-être le fruit d'un phénomène culturel équivalent au réchauffement climatique dans le monde réel ; en tout cas, si elle engendre de jolis arbustes (comme Kid Wolf & Kraken Boy au Bélial'), elle fait également pousser des baies toxiques (les innombrables variations sur le thème du "connard merveilleux").
C'est la raison pour laquelle une novella mainstream comme la Galatée de Madeline Miller est si précieuse : parce qu'elle nous présente l'envers de ce type de stéréotypes culturels, et en dénonce brillamment la toxicité (sans jamais verser dans la lourdeur didactique, même si son personnage principal pèse son poids de pierre).
Revisiter la mythologie du point de vue d'un personnage féminin invisibilisé n'est pas une pratique neuve : l'amateur d'imaginaire songe immédiatement à Mélanie Fazi ("Mémoire des herbes aromatiques" avec Circé, Trois pépins du fruit des morts avec Perséphone) ou Léa Silhol ("Le Coeur de l'hiver" avec Perséphone encore), voire à Nina MacLaughlin (Sirène, debout, que j'avoue ne pas avoir lu, c'est mal je sais) ; mais Florence Klein rappelle dans la Revue des études anciennes que le procédé était déjà utilisé par Catulle...
Comme Mélanie Fazi, mais un peu moins frontalement, Madeline Miller joue sur le contraste entre histoire antique (la paillasse en roseaux et les pièces d'or) et décor moderne, ou quasi : au début de l'histoire, Galatée est sous la garde d'un médecin et de gardes-malades, alors que, comme le rappelle Fabienne Olmer dans Sociétés & représentations, "durant l'Antiquité, il n'existe pas d'hôpital civil en tant que tel. Les seuls centres médicaux sont les sanctuaires", et on y soigne beaucoup par incantations, absentes de Galatée.
Evidemment, Madeline Miller, qui a été enseignante, sait parfaitement tout ça ; ce qui l'intéresse dans le lieu, jamais nommé, où est enfermée Galatée au début de la novella n'est pas son hypothétique fidélité à l'antiquité, mais bien sa portée symbolique, Galatée étant enfermée tout autant physiquement que moralement (dans un stéréotype de femme pure), un sentiment que Madeline Miller nous fait parfaitement bien ressentir (page 7) :
"La porte s'est refermée, et la pièce a enflé autour de moi comme une ecchymose. Quand la garde-malade était là, je pouvais prétendre que c'était à cause d'elle que je m'y sentais à l'étroit, mais quand elle partait, j'avais l'impression que les quatre murs se rapprochaient de moi, pareils à des poumons qui viennent d'inspirer. La fenêtre n'aidait guère, trop haute pour voir dehors depuis le lit, et trop petite pour laisser entrer suffisamment d'air."
La première des deux comparaisons employées dans ce passages ("comme une ecchymose" et "pareils à des poumons") a en outre le mérite d'introduire subtilement le thème de la violence physique, car en dernier ressort, la violence symbolique (enfermer les gens dans un rôle) finit toujours par se traduire par de la violence physique : voir notamment la page 27, qui fait partie du flash-back occupant le centre de la novella, pages 20-27.
Ce dernier passage (que je ne citerai pas pour ne pas trop déflorer l'intrigue, même si d'autres que moi ne s'en sont pas privés) montre bien que Pygmalion n'est pas seulement amoureux des "surfaces blanches et lisses", comme le dit non sans raison Florence Klein ; il l'est tout autant de la rougeur qui les anime momentanément, en signe de pudeur – mas cette rougeur n'entache en rien le lisse, elle le rehausse au contraire (oui, l'esthétique tacitement défendue par Pygmalion relève bien de la pornographie).
Comme le remarque fort bien là encore Florence Klein, à ce lisse tout pornographique, qui domine notre monde contemporain (voir ma critique du Sweet Harmony de Claire North), Galatée oppose son amour de la rugosité, tout autant verbale (elle emploie des mots grossiers pour casser la description des fantasmes de Pygmalion) que physique (pages 5-6) :
"Elle avait un grain de beauté au coin de la lèvre, et j'aimais bien l'observer pendant qu'elle parlait. Certains d'entre eux ont une beauté originale, comme la robe d'un cheval pommelé. Mais d'autres sont piquetés de poils et ont l'aspect pulpeux des vers de terre ; le sien était de cette sorte-là."
La façon dont Galatée et sa fille Paphos se servent du sable (matière éminemment non lisse) plutôt que d'une tablette (de cire, matière lisse par essence) pour tracer des lettres (pages 22-23 ou 34) me semble également symptomatique de ce contraste entre lisse et rugueux (de cette "poésie âpre" dirait Tachan).
En outre, ces lettres éphémères nous signalent, sans avoir l'air d'y toucher, que l'histoire de Galatée est de celles qui ne seront jamais écrites, ou du moins qui ne seront pas transmises, faute d'avoir été gravées dans un matériau à l'épreuve du temps.
Ceci nous ramène à ce qui était l'objectif premier de Madeline Miller : nous offrir le point de vue d'un personnage qui, dans l'histoire originale, n'en avait pas – un objectif qu'elle remplit brillamment, je l'ai déjà dit.
(Un petit jeu féministe pour finir : cherchez le nom du seul auteur masculin cité dans cette chronique. Un indice ? Ce n'est pas Ovide.)
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