Jeffty a cinq ans de Harlan Ellison
L'Âge des tempêtes de Thomas Day
A l'évidence, les nouvelles d'Alastair Reynolds (Capsule d'urgence) et de Suzanne Palmer (Joe 33%) publiées dans le numéro 117 de Bifrost forment une manière de diptyque, centré sur les interactions homme-machine en temps de guerre ; de là à penser que les deux autres nouvelles figurant au sommet du même numéro, Jeffty a cinq ans et L'Âge des tempêtes, forment elles aussi un diptyque, centré lui (pour le dire vite et mal) sur la différence, il n'y a qu'un pas – que je franchirai hardiment.
Les connaisseurs et connaisseuses de l'oeuvre d'Ellison le savent : la nouvelle Jeffty a cinq ans, "Jeffty is five" en VO, lui aurait été inspirée par une phrase banale, "Jeffty is fine", qu'il a déformée pour produire un texte de réalisme magique doux-amer à la Jack Finney (c'est la raison pour laquelle je ne souscris pas à l'interprétation de Gromovar, qui voit dans Jeffty a cinq ans "une mise en garde contre la nostalgie", mais j'admets volontiers que les grandes oeuvres peuvent avoir plusieurs interprétations).
Jeffty, cet enfant "déphasé, asynchrone par rapport au monde qui l'entourait" (page 51) n'a donc pas été primitivement conçu comme une métaphore d'un "enfant attardé" (page 48) qui aurait toujours 5 ans à 22 ans, mais plutôt comme une allégorie du passé (culturel, patrimonial si vous voulez) tentant péniblement de persister dans un présent amnésique, voire carrément hostile (page 61) :
"Ce n'est pas par hasard que le présent admet mal l'existence du passé. Voilà ce que je n'avais jamais bien compris. Car dans les livres consacrés au monde animal, où la notion de survie est expliquée en termes de combats opposant griffes et crocs, tentacules et poches à venin, il n'est jamais fait mention de la férocité dont le présent fait preuve à l'égard du passé. Il n'y a jamais de description détaillée de la façon dont le présent guette Autrefois, attendant qu'il devienne Maintenant pour le broyer dans ses impitoyables mâchoires."
Ceci dit, la façon dont les parents de Jeffty se comportent avec lui, sans jamais à chercher à entrer vraiment en contact avec "cet espèce d'extraterrestre" (page 49), cela rappelle fortement les parents d'autiste que Jim Sinclair décrit dans Ne nous pleurez pas, ces parents qui n'en finissent pas de faire le deuil de l'enfant-trophée qu'ils désiraient ; comparez avec le portrait fait par le narrateur d'Ellison (page 51) :
"Ils étaient reconnaissants – jusqu'à la servilité. Je les délivrais de l'embarrassante corvée de sortir leur fils, de l'obligation de montrer à la face du monde qu'ils étaient des parents aimants avec un enfant parfaitement normal, heureux, charmant. Et leur gratitude faisait de moi leur hôte. Odieux moments où il me fallait subir le spectacle de leur accablement.
Je les plaignais, les pauvres diables, autant que je les méprisais pour leur incapacité à aimer Jeffty, qui était éminemment digne d'amour."
Ainsi lue comme une réflexion sur l'altérité induite par la neuro-divergence, Jeffty a cinq ans n'est donc pas sans rapport avec L'Âge des tempêtes de Thomas Day, qui met notamment en scène une jeune fille autiste non-oralisante, Judith (Thomas Day dit "non-verbale", page 30, mais en français les autistes concerné.e.s préfèrent plutôt utiliser le terme "non-oralisante", dont acte).
Là encore toutefois, comme l'indique à mon avis le titre de la nouvelle, le propos de l'auteur dépasse le simple cas particulier, afin de poser la même question qui était selon moi au centre de Dragon ou d'Un après-midi à l'@rboretum de Reykjavik (nouvelle dans la short-list du prix Rosny aîné 2025, soit dit en passant) : quel futur offrons-nous à nos enfants ?
Plus précisément, L'Âge des tempêtes va analyser – sans en avoir l'air – la façon dont un contexte politique et sociétal (résumé par le titre de la nouvelle) peut avoir un impact à hauteur de femme ; non seulement le stress de Judith augmente lors des tempêtes provoquées par un réchauffement climatique hors de contrôle, mais en prime sa mère (une "vieille feuje de Neuilly", pour parler comme la compagne du narrateur, page 37) et un jeune sexothérapeute (d'origine arabe, même s'il n'est à l'évidence pas musulman) risquent de rejouer sur son dos à la fois lutte des classes et guerres de religion (page 31) :
"Sur un meuble étroit sont disposés divers objet de culte dont une menorah qui a l'air particulièrement ancienne. Je les observe, et Mme Becmann s'en aperçoit.
"Ce sont des souvenirs familiaux. Vous n'êtes pas mal à l'aise avec ma... culture ?
– Non, madame, je suis ignorant surtout."
Je pense à mes parents, à Aïcha. Putain, s'ils savaient où je me trouve, ce que je suis en train de faire... Mon père a tendu un drapeau du Hamas au-dessus de son lit."
L'intérêt de la nouvelle (construite, un peu comme celle d'Ellison, en trois parties et une coda), c'est bien sûr la façon dont ces deux personnes, au fond mues par le même souci de Judith, vont finalement en venir à "se comprendre" (page 42) et sortir du rôle convenu que leur imposaient leurs allégeances respectives (réelles et supposées).
De la même manière, et même si la mère de Judith la présente comme "immergée dans son monde à elle" (page 30), Thomas Day va me semble-t-il s'éloigner de ce "modèle médical, valorisant des éducateurs héroïques face à des autistes forcément 'agressifs' et 'enfermés dans leur monde'" dont l'association CLE Autistes déplore la persistance à la télévision – un modèle qui conduit autant à l'infantilisation qu'au déni des besoins, y compris sexuels, exprimés par les autistes non-oralisant.e.s (car oui, ils et elles s'expriment, à leur manière non conventionnelle, raison pour laquelle la mère de Judith a sans doute tort de parler de "refus d'apprendre" la communication à propos de sa fille, page 30).
J'ai déjà évoqué la façon dont les "crises" (page 30) de Judith sont déclenchées par les tempêtes (donc ne sont pas consubstantielles à son autisme), je me contenterai donc de dire qu'à l'évidence le narrateur de Day n'a rien d'héroïque, au sens où il est pétri de doutes au moment d'essayer d'entrer dans le monde de Judith (de façon plus intime que le narrateur d'Ellison avec Jeffty, mais l'intention est au fond la même) – voyez ce qu'il dit page 32 (et qui peut tout aussi bien décrire selon moi la relation entre un auteur, ici Thomas Day, et son lectorat, par exemple CélineDanaé ou le Maki) :
"Ce moment-là, c'est comme sauter dans le vide. Vous avez le parachute, mais il est minuscule et vous priez pour qu'il s'ouvre, sinon ça va être un carnage. Il y a des méthodes, des protocoles pour la sexothérapie avec des personnes handicapées, tout est encadré. C'est la théorie. Je l'ai étudié, pendant deux ans. Sauf qu'en pratique vous interagissez avec une personne qui n'a pas les mêmes référents que vous, qui n'a pas les mêmes envies ni le même univers fantasmatique. Qui peut réagir de façon totalement inattendue. Souvent il faut s'adapter, improviser ou reconnaître son incompétence passagère ou définitive. Et il ne faut jamais s'entêter. Il faut rester humble face à la différence."
Il découle également de ce passage (c'est un des enjeux de la nouvelle) que le narrateur a une éthique (des "principes à la con", page 39, à défaut, peut-être, d'une morale, pour reprendre la distinction faite par Harlan Ellison dans l'entretien de la page 159, l'éthique étant individuelle, et la morale, collective), une éthique qui entre en conflit avec celle de son employeuse : on retrouve là me semble-t-il une caractéristique narrative de Thomas Day, qui organise des interactions entre personnages sans leur surimposer une quelconque analyse (à charge pour un blogueur maniaque tel que moi de la faire).
Cette façon qu'a Thomas Day de raconter en se mettant en retrait (évidente dans un récit comme L'Automate de Nuremberg) rappelle bien sûr la vision qu'avait Milan Kundera du roman comme "territoire où le jugement moral est suspendu" ("je ne juge pas, sinon je ne pourrais pas faire ce que je fais" déclare page 29 le narrateur sexothérapeute de Thomas Day, peut-être pour une fois un porte-parole de son auteur) ; elle mène en tout cas à un type d'oeuvre qui nous réclame un certain travail de mise en rapport de ses éléments, sous peine de rester à la surface du texte (et de n'y voir que l'écume) – songez par exemple à l'éclatement temporel de Dragon.
Dit autrement, un texte comme L'Âge des tempêtes assume le fait qu'une oeuvre ne prend son sens final que dans la tête de celui ou celle qui la lit – et précisément à cause de cette implication qu'elle nous réclame, elle est à même me semble-t-il de générer une certaine émotion, de l'ordre de la fameuse catharsis grecque (qui a souvent été invoquée, non sans raison, à propos de Dragon).
Tout ceci pour en arriver peu ou prou à la même conclusion que Soleil Vert, une conclusion qui vaudrait sans doute tout autant pour le Harlan Ellison de Jeffty a cinq ans :
"Thomas Day est de ceux qui apportent un peu de lumière dans un monde que la science-fiction se plaît à obscurcir."
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