mercredi 24 novembre 2021

Au commencement était la colère

Automnal de Daniel Kraus, Chris Shehan & Jason Wordie


Après avoir notamment puisé dans le catalogue d'Image Comics (pour Big Girls) ou d'Oni Press (pour Jonna), les jeunes éditions 404 Comics ont sélectionné, pour Halloween, une bande dessinée parue initialement chez Vault Comics (une maison d'édition dont le nom évoque irrésistiblement un titre célèbre d'EC Comics).


Daniel Kraus, le scénariste, connu pour son travail avec Guillermo Del Toro, présente Automnal (lu en service de presse) comme un "hommage à Wicker Man", ce film de folk horror récemment démarqué par Ari Aster dans Midsommar ; simplement, là où le réalisateur américain situait, par oxymore, son histoire sombre sous un soleil radieux, Daniel Kraus choisit, lui, de placer la sienne sous les rouges feuilles d'automne d'une petite bourgade imaginaire du New Hampshire, Notch Comfort (au passage, la teinte choisie pour les feuilles par le coloriste, Jason Wordie, est juste parfaite).


Il ne s'agit pas que d'un simple décor (destiné à nous oppresser ?) : dès le début, nous devinons, grâce aux remarques en apparence anodines de Sibyl Somerville, la jeune Miss Destroy-Explose, que la nature va jouer un rôle capital dans l'histoire.


Après avoir comparé la forêt environnante à "un ouragan d'arbres" (planche 12 du chapitre 1), et le coquard de sa mère, Kat, à une feuille, Sibyl déclare en effet "on a les mêmes chlorophylles" (planche 13 du chapitre 1), posant tout à la fois le thème de l'hérédité chromosomique et celui de la porosité animal / végétal, sur lesquels vont se construire ce récit fantastique.


Comme l'explique Joël Malrieu dans son brillant essai, le fantastique est avant tout caractérisé par la confrontation entre un personnage (ici, Katherine Sommerville, la mère de Sybil, ex-Miss Destroy Explose elle-même) et un phénomène perturbateur (ici, Clementine Biddle, l'égérie de l'Automnale, pour le dire vite) ; leur affrontement est annoncée aussi bien par leurs noms, l'un renvoyant à l'été ("summer"), alors que l'autre sera progressivement associé à l'automne, que par l'opposition, classique dans la folk horror, entre ville moderne et campagne traditionnelle.


La désorientation induite par le phénomène fantastique est généralement portée par un effacement des frontières entre les êtres, autrement dit des oppositions binaires par lesquelles, suivant le célèbre arbre de Porphyre, nous différencions encore le minéral du vivant (inanimé / animé), le végétal de l'animal (immobile / mobile), la bête de l'homme (inconsciente/ conscient).


Les créatures qui brouillent ces frontières établies entre les êtres (pour donner un exemple dans chaque catégorie, l'automate, la plante carnivore, le loup-garou) sont prédisposés à devenir des phénomènes du récit fantastique ; toutefois, des trois oppositions, celle entre végétal et animal semble la moins exploitée, quoique elle ait un illustre précédent dans le comics, Swamp Thing (auquel Automnal fait souvent penser visuellement).


C'est sans doute la raison pour laquelle Daniel Kraus choisit d'axer son récit sur le brouillage de cette dernière frontière ; accessoirement, cela lui permet de réécrire (avec la complicité de son dessinateur, Chris Shehan) certaines scènes-cultes du genre (je pense notamment aux planches 16 et 17 du chapitre 6, qui lorgnent à l'évidence du côté des Oiseaux d'Hitchcock), avec une inventivité visuelle parfois proche de celle de Junji Ito (une des références de Daniel Kraus, comme il l'explique dans cet entretien).


Comme dans le fantastique intimiste à la Mélanie Fazi, plutôt qu'au travers "d'une suite d'événements continuellement ébouriffants", dixit Daniel Kraus lui-même dans le même entretien, ce brouillage s'effectue insensiblement, poussant le personnage à "jouer les détectives" (planche 4 du chapitre 4), et à "remuer les choses" (planche 21 du chapitre 6), avec un résultat mitigé : comme nous le démontre magistralement la planche 7 du chapitre 7, Kat Sommerville (et le lecteur avec elle) n'a littéralement pas vu les signes qui étaient sous ses yeux (excellent travail de Chris Shehan, frôlant presque l'imagerie d'Épinal ; voir aussi, dans le même genre, la planche 20 du chapitre 5, qui nous force elle aussi à relire les chapitres précédents).


De la même manière, les indices rassemblés par Kat ne sont pas suffisants pour convaincre Rob Gonda, le "détatoueur" de Portland, Oregon, sans parler du maire Hal Hardy : comme dans toute bonne histoire d'inspiration gothique, y compris le méta-polar, genre avec lequel Automnal flirte par moments, les hommes que Kat tentera de convaincre  au mieux minimiseront ses dires, au pire la prendront pour folle (ce qui ne les aidera pas quand, dans les deux derniers chapitres, Automnal passera avec brio en mode Blair Witch Project, puis... chut !)


C'est qu'en fait Katherine n'enquête pas vraiment sur Clementine (voyez-vous la rime ?), mais sur elle-même – ou plutôt que, comme dans les histoires emblématiques du genre (voir Joël Malrieu), le phénomène auquel elle se confronte n'est autre, au bout du compte, que cette partie d'elle-même qu'elle a voulu oublier, sous la pression sociale : la colère (exactement comme dans un film de Nicholas Ray).


C'est ici qu'intervient le thème de l'hérédité, sous la forme du rapport mère-fille évoquée plus haut : non seulement Kat a l'air d'avoir légué son explosivité à Sybil (en lui montrant le mauvais exemple ?) mais cette colère prend sa racine dans l'abandon dont elle pense avoir été victime de la part de sa propre mère, Trudy, dont le décès lance l'histoire (planche 3 du chapitre 2, "les mères à chier, c'est un trait de famille, en fait").


Comme dans tout récit de folk horror qui se respecte, la transmission de mère en fille (ou de père en fils) assure la répétition d'un même rituel à travers les âges, créant ainsi un temps hors du temps, emblématisé par une ritournelle enfantine (dont le rythme, inévitablement, se perd quelque peu en traduction, même si Philippe Touboul fait de son mieux).


Carol Ravitzky, la principal informatrice de Kat, le dit ouvertement dans la planche 11 du chapitre 4 : "c'est un cycle. Toutes les deux-trois décennies, un connard un peu téméraire triche avec les règles, et alors, une catastrophe se produit." (Le connard sera ici, bien sûr, une connasse, les hommes n'ayant qu'un rôle secondaire dans cette histoire.)


Comme dans la trilogie Molly Southbourne (bâtie sur des prémisses similaires), l'enjeu pour Kat va donc être de choisir entre intégrer ce cycle (noyant son individualité dans un collectif de type sectaire) ou de le briser, enfin si elle le peut...


Sans révéler le finale, classique d'une certaine façon, mais néanmoins glaçant, disons qu'il est bien dans la lignée de Midsommar d'Ari Aster (que j'évoquais plus haut), mais aussi des "Enfants du maïs" de Stephen King (autre grande référence de la folk horror).


Même si j'ai surtout insisté jusqu'ici sur l'intrigue, j'ai déjà donné quelques aperçus des choix graphiques de Chris Shehan (et de son coloriste, Jason Wordie) : on l'aura compris, depuis les jeux avec les feuilles débordant des planches jusqu'à l'usage des cases panoramiques (qui se retrouvent à une fréquence moyenne de 1,22 par page), le découpage, tour à tout aéré ou étouffant, sert à merveille l'histoire, tout comme le dessin (et les couleurs, savant mélange de tons chauds et froids).


Dans cet entretien, Chris Shehan explique aussi s'être attaché à rendre au plus près les émotions qui traversent le visage de ses personnages, et cela se sent (on vibre bel et bien avec Kat et Sibyl) ; il crédite aussi Jason Wordie d'une idée simple mais efficace de découpage, "l'absence totale de bordures", sauf dans certains moments bien précis, histoire de nous sortir de notre zone de confort.


Tout ceci contribue à faire d'Automnal un futur classique du genre, ou pour le gazouiller comme James Tynion IV : "définitivement une des oeuvres horrifiques à lire durant les mois les plus sinistres de l'année" – soit maintenant, ça tombe bien.



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