Mille Saisons 1 : La Géante et le Naufrageur de Léo Henry
Feuilleton
Quand l'auteur lui-même vous met au défi, pauvre blogueur, de dénicher les secrets enfouis "au-delà des strates dicibles" (page 249) dans son "feuilleton de fantasy" (page 402) finaud, vous ne pouvez que vous exécuter, en priant pour faire montre d'une acuité comparable à celle de Tristor la hurlevente (page 209) :
"La navigatrice, insensible aux couleurs, était capable de voir profondément dans les épaisseurs de l'eau. Elle distinguait les courants, les strates, les masses chaudes et froides, en plus de percevoir les compagnons de route, mammifères marins, poissons en société, céphalopodes et bancs d'organisme minuscules, cette neige subaquatique qui était comme les pollens en suspension, comme les poussière de nos intérieurs domestiques."
Comme elle, essayons de commencer par les structures, avant d'en venir à ce qui les peuple : comme le laisse sous-entendre l'extrait du tome 2 de Mille Saisons (pages 407-412), l'ensemble s'annonce, un peu à la manière de la série Chrestomanci de Diana Wynne Jones (dont je n'invoque pas le nom par hasard, voir plus loin), comme un mille-feuilles, "un gros, gros gâteau" (page 403) saupoudré de "sorcellerie pâtissière" (page 253), donc chaque couche (chaque volume) a une texture différente, mais participe au goût commun (notez que Xavier Vernet préfère lui parler de sandwich au sucre).
Ce premier tome regroupe 4 saisons de 12 chapitres, eux-même traitant de 3 sujets principaux (on pense fugitivement au sandai-banashi des conteurs japonais de rakugo, d'autant que Léo Henry n'hésite pas à entrelacer ces 3 thèmes en autant de lignes narratives) ; et il se présente ouvertement (voir notamment les 4 intersaisons) comme un récit fait par une vieille femme (la mère impie ? une des héroïnes, à la fin de sa vie, par exemple Péri ?) à une plus jeune – ce qui permet à Léo Henry d'introduire, au sein même de l'oeuvre, des commentaires sur sa forme.
Comme le prouve l'usage du terme "saison", hérité du vocabulaire télévisuel, mais détourné (chaque saison narrative se déroule en effet pendant une seule et même saison météorologique), les Mille Saisons s'affichent ouvertement comme une oeuvre sérielle, donc cyclique (page 97) :
"On aime à dire des Saisons de l'Archimonde qu'elles sont comme les différentes phases d'une seule respiration. Je préfère, pour ma part, les regarder comme une danse, comme un déroulé de gestes répétitifs mais chaque fois dissemblables. Des petits pas dans un sens, des petits pas dans l'autre, nous toutes emportées dans les vastes bras du temps."
De fait, chaque saison suit un déroulé à peu près similaire, quoique au final différent :
– par exemple, des personnages font toujours leur entrée vers le milieu de saison (Alexandrin Phontenglu, Eliacin, Marie Bretzel, les triqueniques) ;
– chaque saison est dominée par un ou des méchants différents, qui ne seront pas forcément d'ailleurs les plus dangereux (la Suette Miliaire et les slictes, trois soeurs impies, toutes les soeurs impies, les triqueniques) ;
– nos attentes narratives sont très fréquemment mises à mal, par exemple celles concernant Port Clémence dans la saison 2 (j'en reparle plus loin), la directrice de l'Académie dans la saison 3 (idem) ou la Bête dans la saison 4 ;
– la fin de saison culmine toujours en un charivari épique (la "grosse bagarre" de la page 82, la "cavalcade" de la page 88, la "bataille" de la page 271, la "guerre" de la page 361), que vient dénouer un deux ex machina ("le dieu dans la machine" de la page 82, le berger Cocodès, "le grand épiploon crassophage" de la page 280, "l'Imposante Machine à Sens" de la page 392, mais aussi Choucaflux, j'y reviendrai).
Plus que du côté du théâtre (Epuisant ou non, voir la première saison et ses clins d'oeil à Cyrano de Bergerac d'Edmond Rostand), le modèle de Léo Henry me semble être le cinéma burlesque, et plus précisément la slapstick comedy, comme en témoigne l'usage que Patito et Péri font des "préparations au fromage frais", aka des "tartes", page 277 (je reviendrai sur cet aspect de Mille Saisons plus loin, quand je parlerai du nonsense ; oui, les tartes sont aussi un accessoire cher à Lewis Carrol).
La quatrième saison est sans doute celle qui pousse le plus loin cet affichage post-moderne de la fiction :
– Le barbacologue Orviétan se demande explicitement (page 322) s'il n'est pas, au bout du compte, un personnage de fiction ;
– comme dans une chanson circulaire (par exemple la bien connue "Chère Elise"), chaque quête initiée par Patito et ses amis débouche sur une autre, donnant lieu à une véritable boucle de "quêtes imbriquées dans les quêtes" (page 343) ;
– ce côté circulaire est soulignée par la remémoration des pages 15-18 à laquelle se livre, pages 349-352, un Patito sous l'emprise d'une "glande d'ormeau fumée" (ne l'imitez pas, c'est mal) ;
– les deus ex machina, dont j'ai déjà parlés, sont, pour l'un, une "Machine à Sens" digne des pompes des shadoks et, pour l'autre, un personnage issu d'une des "trames temporelles" pourtant non suivie par les personnages, voir page 380 la note en bas de page tirée de Cent vingt) ;
– Fornix souligne le dénouement en entonnant, page 394, une "musique de fin de quête".
Comme dans le génial Moonrise Kingdom de Wes Anderson, tout cet étalage de virtuosité narrative n'empêche pas le lecteur ou la lectrice d'adhérer pleinement à l'intrigue, parce que ladite virtuosité ne fait que souligner le plaisir de conter pris par un Léo Henry délivré de ses poulpiquets à lui ("le souci d'achèvement, l'esprit de sérieux, l'autorité de l'auteur", page 403) – mais aussi parce que tout ceci est compensé par d'autres techniques narratives plus discrètes, elles.
J'en veux pour preuve l'usage récurrent par Léo Henry (et sa narratrice) d'un "on" plutôt que d'un "ils" ou d'un "elles" pour désigner le petit groupe formé par ses personnages ; comme ce "on" peut aussi bien s'interpréter comme un "nous", le lecteur ou la lectrice se retrouve intégré.e dans le texte sans y prendre garde (oui, cette technique posera des problèmes pour la traduction en anglais de l'ouvrage, qui ne devrait pas tarder si notre monde était bien fait) – voir par exemple page 106 :
"On convint ainsi ce soir-là de la constitution d'une petite troupe d'artistes itinérants, qui proposerait contes, chants, pièces mimées et, lorsque l'approvisionnement le permettrait, entremets variés à prix d'ami. Entre les hameaux, villages, cités, on voyagerait à un rythme paisible, vivant de peu, cueillette, chasse, rapines et calembours navrants."
Fantasy
Comme le montre cette dernière citation, et bien que la quatrième saison insiste fortement, on l'a vu, sur l'aspect quête de l'histoire, la fantasy mise en oeuvre par Léo Henry dans ses Mille Saisons relève clairement de la sword & sorcery – et au-delà de ce type de roman antique (décrit par Bakhtine) qui mêle temps de l'aventure et temps du quotidien, ce roman prolongé par Rabelais ou Swift, oublié par Balzac et les réalistes, puis ressuscité par les post-modernes comme Rushdie (les trois temps de l'histoire du roman suivant Milan Kundera).
(Notez au passage, puisque j'évoque Swift ou Rabelais, que les rapports conflictuels de Syzygie avec les triqueniques, page 331, évoquent clairement ceux de Gulliver avec les lilliputiens, et que "la Table de Thulé" de la page 356 fait penser à la Dive Bouteille ; il y a aussi, dans Mille saisons, des brebis et surtout une géante, j'y viens tout de suite.)
Comme le Romain Lucazeau de La Nuit du faune ou l'Anthony Doerr de La Cité des nuages et des oiseaux, Léo Henry entend donc retourner aux origines du roman – et il le souligne en introduisant, dans son Archimonde, des corpus d'histoires mettant en scène des personnages comiques, par exemple Fanfiole, mais surtout Barbacole et ses facéties, contées "dans la version expurgée de la princesse Vésanie, dans celle plus osée de Guivre le Bossu, ou même dans la très ardue et très antique mouture de Clinamen de Valdivia" (page 316).
Ajoutez à ceci l'existence de la barbacologie, discipline certainement voisine de la pataphysique de Jarry, et vous serez sûr.e d'une chose : comme dans tout ouvrage de sword & sorcery qui se respecte, Mille saisons privilégiera, plutôt qu'un héros véritablement épique (à la Conan mettons), des avatars du trickster, ce personnage roublard qui constitue la quatrième fonction oubliée par Dumézil (pensez à Loki dans la mythologie nordique ou Corbeau dans les mythologies amérindiennes).
Plus précisément, et bien que "le groupe d'aventuriers" (page 307) mis en scène par Léo Henry atteigne à un moment donné la taille d"un "quintette héroïque" (page 143), avant de devenir un "trio" (page 299), La Géante et le Naufrageur est avant tout centré, comme son titre l'indique, sur cette "association" (page 25) entre un personnage (Syzygie) pourvue d'une compétence (la voix d'or, voire la force herculéenne) et un autre (Patitio) qui se charge de l'escorter – c'est peu ou prou la même relation qui unit Noon du soleil noir à Yors dans le roman des Kloetzer, lui aussi publié par les éditions du Bélial' (la parenté n'a pas échappé à Célinedanaë).
Evidemment, Léo Henry ne s'en tient pas à cette répartition des rôles, et l'on comprend très vite que ce duo s'inspire d'un autre, emblématique dans la littérature dite jeunesse, celui de Clochette et de Peter Pan (notez que Péri, de son côté, figure assez bien Wendy, voir le choix qu'elle fait à la fin de la saison 3) ; Léo Henry a inversé les proportions de taille entre les personnages, et leur a conféré des spécificités qui les distinguent de l'oeuvre séminale de Barrie, mais tout de même, la ressemblance est bien là, et la page 398 le confirme :
"Patito est le meilleur personnage de cette histoire. Parce qu'il n'apprend rien. Parce qu'il ne mûrit pas. Qu'il se contente d'être toujours exactement lui-même."
On l'a oublié à cause de la mièvrerie de son adaptation par les studios Disney, mais le Peter Pan originel de Barrie est marqué par ce même ton distancié (virant souvent à la mélancolie) que Léo Henry adopte dans ce premier volume des Mille saisons, un ton ironique qui est également celui d'une autre oeuvre, à laquelle La Géante et le Naufrageur est tout aussi redevable, celle de Lewis Carroll :
– "le monde du miroir" où pénètrent les héros de Mille saisons page 75 évoque d'autant plus celui De l'autre côté du miroir que les monstres qui le peuple, les slictes, ont un nom tiré de la traduction par Henri Parisot du célèbre poème du Jabberwocky ("Il était grilheure ; les slictueux toves..."), et qu'ils sont décrits (page 76) comme tenant "à la fois du scorpion, de la scolopendre et du boojum" (créature de La Chasse au Snark) ;
– l'histoire de Fanfiole contée page 115 par Patito reprend une célèbre formule de La Chasse au Snark, "tout ce qu'on répète trois fois devient indéniable".
Ce nonsense se retrouve également dans les blagues des Légueux, ces bons vivants qui, pour le coup, en raison de leur habitude de fumer des algues, m'évoquent plutôt les hobbits de Tolkien (dans leur version première, celle de Bilbo le Hobbit, plutôt que dans celle, beaucoup plus sérieuse, du Seigneur des Anneaux ; ceci dit, le personnage de Smaragdine ressemble sans doute plus à un Cavalier Noir qu'à Smaug) – voir page 185 :
"Quelle est la différence entre un angiome et un mésentère ? lut-elle à haute voix. Aucune, ce sont tous les deux des fraises."
Notez pour finir que cette ironie contamine également les clins d'oeil que Léo Henry peut faire à une oeuvre aussi emblématique de la fantasy dite jeunesse qu'Harry Potter : à l'évidence, le bureau de la directrice de l'Académie des Arts de Port-Cristal s'inspire de celui de Dumbledore à Poudlard (les portraits magiques dans des cadres), et c'est une manière de Choixpeau ("la Couvre Cheffe" de la page 71) qui détermine, non l'affectation des élèves, mais bien qui régentera l'Académie ; mais "cet accessoire est laid" (page 269), et contrairement à son homologue pottérien, sa maîtresse déteste "se retrouver au centre de l'attention" (page 286)...
Finaud
Insister, comme je viens de le faire, sur cette atmosphère absurde à la Tralaland et sur ces multiples références à d'autres oeuvres de fantasy antérieures, c'est peut-être pertinent, mais c'est aussi courir le risque de passer à côté de ce qui fait toute l'originalité de La Géante et le Naufrageur : cet art, digne du Clive Barker d'Abarat et sa Candy Quackenbush, d'inventer une mythologie de toutes pièces – et une mythologie qui reflète tout autant la cruauté du monde que "ces petites révélations, ces instants infimes de joie aléatoire" (page 323) qu'il nous offre parfois.
Cela va passer autant par l'invention de personnage originaux proprement terrifiants (la Suette Miliaire ou Smaragdine, déjà évoquées) que par des références à peine voilées à des oeuvres horrifiques, par exemple, page 151, à celle de Lovecraft (même si, comme le Tim Burton d'Edward aux mains d'argent et son début gothique, Léo Henry désamorce ensuite cette atmosphère pesante) :
"Elle désignait du doigt la procession de spectres qui s'écoulait lentement par la double porte d'une sorte de temple. Le bâtiment de pierres cyclopéennes était tout d'angles étranges et de hauts-reliefs grotesques figurant des monstres de cauchemar, hybrides d'animaux marins, de chauve-souris et d'humains contrefaits."
Autre référence surprenante pour qui ne voudrait voir en La Géante et le Naufrageur qu'un simple divertissement, celle faite, selon moi, par l'épisode de la "soeur relais" (pages 276, 277 ou 282, voir aussi page 270), aux adaptations cinématographiques des Body Snatchers de Jack Finney (par exemple à celle d'Abel Ferrara).
De façon similaire, l'"orgue à ficelles" de la page 342 semble sorti tout droit de La Haine de la musique de Pascal Quignard, petit essai recensant tous les mauvais usages qu'on peut faire de la musique ; et il y a même, page 205, une discrète allusion au George Orwell de 1984 :
"Porte cent un. C'est la bonne cellule."
Ces motifs horrifiques (et d'autres que je passe sous silence, comme les mauvais traitements subis par Alexandre Phontenglu) enrichissent La Géante et le Naufrageur d'un sous-texte critique sur la marche du monde, classique pour un récit picaresque, mais beaucoup moins pour un récit centré sur un gamin de 9 ans (encore qu'Harry Potter évoque le nazisme, quand Harry a grandi il est vrai, et que les personnages de Diana Wynne Jones peuvent finir brisés par les événements qu'ils ont traversé, voir par exemple La Conspiration Merlin).
Après tout, la saison 2 de La Géante et le Naufrageur décrit tout de même une "ville fanatisée" (page 223) par un "autocrate" (page 249) ; et sa saison 4 voit Patito être embarqué dans une guerre dont ni lui ni nous ne voyons bien la nécessité (page 366) :
"Il lui semblait que ce coin d'Archimonde était soudain devenu l'antichambre terrifiante d'un enfer de violence, grouillant de haine, de malice nocive et d'envie d'en découdre."
A travers les personnages (très réussis) de Tristor (évoquée en ouverture de cette chronique) et de Spondée, Léo Henry décortique également les mécanismes du racisme ordinaire, dont même ses héros (à part Péri donc) peuvent parfois faire montre (page 224) :
"Péri était la seule du groupe à admirer l'apparence de la troglobie, à oser la regarder sinon en face, du moins en pleines villosités. Elle aimait la couleur et la délicatesse de cette dentelle de tissus vivants qui auraient aussi bien pu être du bois. Phontenglu hoquetait, Syzygie détournait les yeux et Patito grimaçait de dégoût."
Comme en témoignent les nombreuses citations qui émaillent cette chronique, je me suis sans doute trop laissé éblouir par cette "féerie de couleurs et de postures" (page 268) qu'est La Géante et le Naufrageur, et je suis sans doute passé à côté de bien des secrets distillés par Léo Henry dans son feuilleton de fantasy finaud ; mais du coup, je suis au moins sûr d'une chose : devant ce premier tome de Mille Saisons, il est impossible de ne pas se comporter exactement comme ses protagonistes lors du démarrage de "la Grande Machine à Sens" (page 393) :
"On restait bouche bée, excités, impatients et incrédules, comme des fourmis devant un pain de sucre."
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire