samedi 30 septembre 2023

La danse agile du langage

Cent vingt de Léo Henry


Stratification


Ca pourrait être un conte de Borgès, si l'écrivain argentin avait connu l'e-mail.


Soucieux d'explorer les moindres recoins du paysage littéraire, un homme décide d'envoyer, une fois par mois pendant dix ans, une nouvelle de plus de mille mots à tous les destinataires qui le souhaiteront (dont moi depuis la #28, voir la #14 pour une réflexion sur ce mode direct de diffusion d'un texte) ; une fois les cent vingt nouvelles réunies en un (gros) recueil (lu en service de presse), l'homme constate qu'en fait, plutôt qu'un paysage, ces nouvelles dessinent son portrait.


Plus précisément, si "les petits carnets" privés décrits en #113 par Léo Henry (et directement utilisés pour composer la #9, mais aussi je pense les #52, #57, #65, #105 ou #108) sont "le Ur-corpus", "un terrain d'expérimentation" mais aussi "un grand compost", alors les nouvelles par e-mail (NPE) recueillies dans Cent Vingt sont la strate immédiatement supérieure, celle qui fait le lien vers la strate de surface, composée elle des oeuvres publiées, donc publiques.


(Significativement, les NPE contiennent d'ailleurs :

– des nouvelles publiées ensuite dans d'autres recueils, les #1, #13, #25 et #37 dans la géniale Ballade de Gin et Bobby ou les #2 et #4 dans Philip K. Dick goes to Hollywood (bientôt réédité aux Règles de la nuit, maison d'édition qui doit précisément son nom à la #2);

– des teasers, du défunt feuilleton Le Naurne en #18, des Affaires du club de la rue de Rome en #22, voire d'un roman jeunesse jamais écrit en #28 ;

– des extraits de textes plus longs, dûment publiés par la suite, comme la #26 dans Hildegarde ou la #69 dans Tresses, ou au contraire abandonnés, sans qu'on comprenne d'ailleurs pourquoi au vu de leur qualité, voir la #76 tirée d'Ici-bas ;

– en #35, un extrait du Livre des trains à co-écrire avec luvan ;

– en #42, cinq versions successives, pour ne pas dire cinq strates, d'une nouvelle publiée dans l'anthologie Au bal des actifs ;

– en #46, un chapitre bonus du roman La Panse ;

– en #47, une nouvelle dans l'univers du roman Allophilia de Pascal Wiss ;

– en #60, Twin Peaks 90210, un docu-fiction publié aux Règles de la nuit ;

– en #96, un synopsis "d'un album jeunesse pour David Cren" (dixit la #120) ;

– en #100, une version alternative du chapitre 29 de Mille saisons, qui aurait dû être reprise dans une note de bas de page du tome 1, mais ne l'a pas été, sauf erreur de ma part ;

– en #103, dans le prolongement de la #67, un hommage émouvant à Jacques Mucchielli, rédigé à l'occasion de la parution du recueil posthume Spam ;

– en #112, une nouvelle publiée dans l'anthologie Nos futurs solidaires.)


Dans une telle configuration par strates (mentales), le travail de l'écrivain consiste, on le devine, à faire remonter – ou redescendre – de la terre d'une strate à une autre, en creusant des galeries (impossible ici de ne pas penser au Terrier de Kafka, avec qui Léo Henry partage un même goût pour l'onirisme, j'aurais l'occasion d'y revenir au cours de cette chronique).


Léo Henry a beau s'en défendre (ironiquement) en #66 (excellent docu-fiction interactif en Twine, qui souffre en version papier de quelques erreurs de numérotation, si je ne m'abuse), en prétendant que "creuser et écrire sont deux activités qui n'ont rien à voir l'une avec l'autre", luvan l'affirme ouvertement dans sa jolie postface (#119) :

"Toi, non-toi, avant-arrière, tu écritaupes, tu excaves autant que tu inhumes en partant de ce point choral qui est, tu l'espères ou du moins le vises, l'humanité entière."


Richard Comballot le remarquait déjà en postface du précédent recueil décennal de Léo Henry, Le Diable est au piano (2013), "on creuse beaucoup chez lui : galeries, tunnels, souterrains obscurs, qui ne sont peut-être métaphoriquement que ceux de l'âme humaine" (une idée sur laquelle je reviendrai dans la deuxième partie de cette chronique).


Sans surprise, les textes de Cent vingt abondent eux aussi en images de la profondeur, pour employer l'expression de Gaston Bachelard (La Terre et les Rêveries du Repos) ; mentionnons, parmi d'innombrables occurrences, les plus concrètes, aka les moins métaphoriques :

– la termitière qui ouvre le recueil (en #1, située symptomatiquement à Point du jour) ;

– la cave de la #7 (et sa porte magique, dont on reparlera en #106) ;

– les souterrains des jeux vidéos qu'explorent les frères de la #11 (voir aussi la #16 et la #41 pour des visions similaires de la jeunesse, mais aussi la #83) ;

– les couloirs sous le Naurne en #18 ;

– les décors des rêves de la #33, "Topographie des profondeurs" ;

– les tunnels obstrués de la #35, coécrite avec luvan ;

– les labyrinthes urbains générés par le jeu vidéo (imaginaire) Tlön en #38 (hommage évident à la nouvelle "Tlön, Uqbar, Orbis Tertius" de Borgès) ;

– "La Fosse des volontaires" de la #50, inspirée d'un dessin de Jérôme Dubois ;

– le métro de la #57 (et son "Petit théâtre de rame" à la Mélanie Fazi) ;

– la citerne de la #61 (autre nouvelle de Point du jour) ;

– les galeries creusées par William Lyttle en #66 ;

– l'abri où Micheline (Faure) descend pour échapper au bombardement dans la #71 ;

– la planque de la manifestante hong-kongaise décrite en #84 (NPE qui m'évoque personnellement le film Trap Street de Vivian Qu) ;

– le dedans où est confinée la protagoniste du #90 ;

– la mine Joseph-Else en #93 ;

– le puits d'accès au toit du #97 ;

– les sous-sols de Mille saisons en #100 ;

– la tombe de Jacques Mucchielli en #103.


Suivant la logique de Gaston Bachelard, qui consacre tout un chapitre de l'ouvrage susmentionné au vin, produit du terroir, on peut également mettre, sur le compte de cet imaginaire de la profondeur, l'obsession, incompréhensible sinon, que Léo Henry nourrit pour les cocktails et leur histoire (les NPE de décembre, #8, #20, #32, #44, #56, #68, #80, #92, #104, #116 ; voir aussi la #60 et le roman Rouge gueule de bois).


Symbolisme


Allons, allons : ne serais-je pas en train, en raison de mon obsession personnelle (la cohérence), de voir du sens là où il n'y en a pas ? de défendre, comme dans la #38, une indéfendable "théorie de la métastructure", une fumeuse "théorie du langage secret" qui ferait de Cent vingt une seule et même phrase à décrypter, comme la nature décrite par Baudelaire dans "Correspondances"?


Peut-être, mais ce regard apophénique (ou paréidolique, voir la #75 ) que je porte sur Cent vingt, c'est précisément celui que Léo Henry, dans son recueil, porte sur le monde, donc celui qu'il nous invite à adopter : comme la luvan de Splines, sa jumelle en écriture, il voit, dans les lieux qu'il visite, autant leur aspect sensible (décrit avec une justesse qui force le respect) que la charge historique ou mythique (donc symbolique) qui est la leur.


L'écrivain n'est donc pas seul à être stratifié, les personnages et paysages qu'il observe le sont tout autant (voire les objets, un simple cocktail recelant tout une histoire secrète, que Léo Henry nous fait entrevoir au travers du verre) – et mettre au jour ces strates, en fouissant, permet de nous les faire voir d'un oeil neuf (plutôt qu'ôter tout filtre de notre regard, Léo Henry nous fournit donc des lunettes symboliques pour soigner notre myopie).


Particulièrement significative de ce point de vue-là est la façon dont Léo Henry (à la manière de Marcel Schwob, Jorge Luis Borgès ou Alan Moore) traite ce que luvan appelle en #119 les "personnages remarquables", réels ou imaginaires :

Dziga Vertov et Jean Vigo en #2, pour le tournage d'un film imaginaire qui aurait pu révolutionner l'histoire du cinéma ;

– un personnage emblématique de la culture populaire, que la #4 ressuscite pour mieux le tuer (je ne dis pas qui à dessein, c'est une nouvelle à chute) ;

– Perceval le gallois dans la #15, qui à la fois retourne à la source (le naïf dépeint par Chrétien de Troyes) et se souvient de la christianisation ultérieure du personnage ;

– le fantôme dubitatif du plasticien Kurt Schwitters dans l'ironique #17 ;

– les symbolistes (oui, oui) Rémy de Gourmont et Stéphane Mallarmé en #22 ;

– l'écrivain désabusé Ambrose Bierce en #23 ;

– le musicien Alphonso "Blind Blake" Higgs en #24 ;

– l'autrice et compositrice Hildegarde de Bingen en #26 et #72 (une des premières femmes qualifiées d'autrice en son temps, soit dit en passant, voir l'article d'Aurore Evain sur le sujet);

– les fêtards anonymes de la fin 1859 en #30 ;

– en #39, le pianiste Paul Wittgenstein, le frère de Ludwig, pour qui Ravel composa son génial Concerto pour la main gauche (à écouter de préférence dans l'interprétation tranchée de Samson François, qui est très probablement la plus fidèle à l'intention originelle du compositeur, compte tenu de la personnalité de son premier interprète donc) ;

– en #42, Gustave Flaubert et Edmond de Goncourt, mais aussi Maxime Vuillaume, un journaliste défenseur de la Commune, contrairement à ses illustres pairs ;

– Léo Henry lui-même dans l'uchronique #48 (voir aussi la #117 pour ce jeu sur les doubles de l'auteur) ;

– l'improbable duo Jeff Noon et Marguerite Duras en #54, pour un texte sous contraintes (acrostiche en AMELIE) complètement déjanté ;

– la pianiste (et chanteuse) Nina Simone en #59, pour "une interprétation à l'os" d'un de ses standards ;

– en #66, William Lyttle, mais aussi l'écrivain Ian Sinclair ;

– en #71, Micheline Faure, habitante de Gennevilliers pendant la deuxième Guerre Mondiale ;

– le peintre M. C. Escher en #75, sur fond de fascisme croissant ;

– le VON EBC (VOMITO, EKLER, OLAFF, IDFIX), la bande de tagueurs évoquée en #77 ;

– en #98, l'imaginaire Francis Cadique, improbable croisement entre Francis Cabrel et Philip K. Dick ;

– en #99, l'industriel David Gruber et l'humanitaire Albert Schweitzer, tous deux parrains du même parc de Strasbourg ;

– l'astronaute Michael Collins dans l'uchronique #107, qui se souvient sans doute de la nouvelle de Virginie Bétruger dans l'anthologie 69.


Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'à chaque fois Léo Henry désacralise (donc humanise) ces "grands hommes" et ces grandes femmes, par excavation d'une strate occultée par l'imaginaire commun, avide de simplification – alors que Léo Henry est amoureux de la complexité du réel (pour le dire vite et mal, la complexité en question provenant pour moitié de l'humain qui regarde ce réel, j'y reviendrai).


Cette vision du monde comme composé à parts égales de matière et de rêve me semble explicitée dans l'intrigante #51, co-écrite avec Laurent Kloetzer, et jugée imparfaite par les deux auteurs ; mais en raison de cette "imperfection" même (qui serait plutôt de l'incomplétude, si je passe sur le changement incongru, mais très onirique, de l'appartement en bistro dans le cours du texte), ce texte très séduisant nous livre ouvertement une clé de lecture pour Cent vingt :

"Nous passons notre temps à essayer de dire des choses : nos mots, avec peine, tentent de recouvrir le vécu, coller au réel, laisser le moins d'espace libre possible. C'est une tâche d'une précision maniaque à laquelle nous échouons perpétuellement. La distance entre les faits et leur histoire, pour réduite qu'elle puisse nous sembler, est toujours assez vaste pour contenir l'univers entier ; l'intuition que nous avons de cet espace est l'expérience la plus commune de l'infini."


Dit autrement, les textes de Cent vingt ne vont pas chercher leur vertige (leur sense of wonder) dans la description de paysages spatiaux démesurés, mais dans la distance irréductible qui existe entre les mots de tous les jours et les choses qu'ils sont censés désigner : comme chez le Dave McKean de Raptor, l'infini et l'inconnaissable sont, chez Léo Henry, au coin de la rue (d'où sans doute la #86).



Surprise


De cette attention accordée à "la danse agile du langage" (l'importante #91, dont je reparle bientôt) découle cette façon si singulière qu'a Léo Henry d'aborder les genres de l'imaginaire dans Cent vingt : en étant toujours à côté des attendus du genre – en nous surprenant donc.


Préfaçant le premier recueil décennal de Léo Henry (Les Cahiers du labyrinthe, 2003), Mélanie Fazi soulignait son appartenance à la catégorie des "recueils façon pochette surprise", en raison notamment de leur variété plus stylistique que thématique ("Léo Henry navigue entre les ambiances, les époques, les enjeux", écrivait-elle aussi ; c'est tout autant vrai de Cent vingt, qui contient aussi bien des contes, les #63 et #118, que des poèmes en #105 ou des blagues en #111, et c'est un premier type de surprise).


De fait, il y a clairement, dans Cent vingt, cette même "poétique de la surprise" que Milan Kundera (dans Les Testaments trahis, page 64) considérait comme emblématique de Kafka (écrivain tout aussi fouisseur que Léo Henry, comme je l'expliquais plus haut).


Selon Kundera, cette surprise découlait, chez Kafka, de rapprochements incongrus à la Lautréamont, qui signalaient "la fusion du rêve et de la réalité" à l'intérieur de la narration (c'est un deuxième type de surprise, historiquement théorisé par Reverdy, poète dont Léo Henry se souvient à l'évidence dans la #102, mais aussi, la #51 le rappelle, par Maïmonide).


Ces mots s'appliquent tout autant à Léo Henry, que la "science-friction" à la Catherine Dufour conduit souvent à fabriquer de petits bijoux d'onirisme, par exemple (liste non exhaustive, et éminemment subjective bien sûr, certains des textes décrits ici pouvant être lus comme parfaitement réalistes) :

– les dix nouvelles, dont six inédites, consacrées au monde bluesy de Point du jour, qui est, redisons-le, un des plus bels univers jamais créés par Léo Henry (#1, #13, avec une montée des eaux, #25, #37, #49, #61, avec une descente dans une citerne, #73, #85, #98, #109, NPE toutes postées en mai, sauf une, la #98) ;

– la #3, inspirée de Portishead, avec un mouvement ascendant des fantômes évoqués dans le texte ;

– la #10, écrite sur un morceau d'Achim.Bloch (et sous influence évidente de Volodine), avec un mouvement descendant des personnages ;

– la #35, co-écrite avec luvan (sur un titre de chanson) pour un Livre des trains jamais achevé, au grand dépit du lecteur ou de la lectrice, avec errance du narrateur dans des tunnels ;

– la #40, inspirée d'un morceau de A Second of June, avec mouvement ascendant du protagoniste ;

– la #41, avec une bande-son de JuL, et un décor archi-réaliste, mais déréalisé par l'errance absurde du protagoniste (V.D.), absurde comme la vie elle-même ;

– la #62, inspirée d'un morceau de King Doudou, qui peut stricto sensu être considérée comme aussi réaliste qu'une scène d'intrusion (horizontale) dans Mission impossible, mais me semble relever d'un imaginaire onirique en raison de son outrance délibérée ;

– la #64, que Léo Henry lui-même appelle, en #120, "un beau mystère", avec un mouvement descendant de la narratrice ;

– la #78, inspirée d'un morceau de Nick Cave tiré de Ghosteen (oui, Léo Henry a bon goût), avec une procession (donc un mouvement horizontal) ;

– la #89, aussi réaliste et aussi absurde que la #41, avec un parcours d'errance similaire de la protagoniste, Anja ;

– la #97, sur une musique de Basile Touratier, qui peut là encore être vu comme réaliste, mais que la répétition du même mouvement ascendant déréalise ;

– la #114, qui me semble une variation personnelle de Léo Henry sur "Devant la loi", la célèbre parabole de Kafka, avec un mouvement ascendant des promeneurs.


(Vous aurez noté que, très significativement, la plupart de ces nouvelles oniriques comprennent des déplacements horizontaux ou verticaux dans des décors labyrinthiques, mais aussi qu'elles sont souvent inspirées de musiques, Léo Henry travaillant ici de la même manière que Mélanie Fazi , à savoir en ESM; pour la place de la musique dans la vie de l'auteur, voir les compilations évoquées en #113, et l'exemple donné en #110 ; voir aussi la #5 pour une exacerbation horrifique de la force de la musique, qui évoque là encore Mélanie Fazi.)


Ceci dit, la surprise n'est pas qu'entre deux nouvelles (la surprise à la Fazi) ou entre deux éléments inconciliables compressés dans une même nouvelle (la surprise à la Kundera ou à la Dufour), elle est aussi entre la nouvelle et le genre auquel elle est censée appartenir (le troisième type de surprise).


Voyez comment , par exemple, la #6 traite le motif du zombie, condition vue comme désirable par tous sauf par les protagonistes de l'histoire ; comment la #12 traite le genre du western, en y injectant une bagarre inuit ; comment la #82 traite le cyberpunk à la Gibson, en inventant le purlpunk et le knitpunk (dans la lignée avouée de la Sabrina Calvo de Toxoplasma).


Voyez aussi comment les #95 et #101 (le diptyque Tikhaya Dolina) traitent un motif de space opera, en racontant un voyage spatial à hauteur de femme (la féminisation du genre est déjà en soi inhabituelle, le traitement l'est encore plus ; voir aussi la #29, co-écrite avec Loïc Henry, pour l'usage d'un personnage féminin dans le milieu très masculin des échecs).


Voyez surtout comment la mini-série "Dans l'IA" (#31, #43, #55, #79, #91, #115), chère au coeur de Léo Henry (et il a bien raison, elle mériterait clairement d'être éditée en livre autonome) traite une thématique voisine de Matrix : dans un monde futur régi par l'intelligence artificielle, cette dernière lance des programmes informatiques simulant la vie humaine (y compris le narrateur du texte) ; simplement, ici, il s'agit pour elle de comprendre la façon de penser d'une espèce disparue (et non asservie comme dans Matrix).


Il n'y aura donc pas ici de scènes d'action spectaculaires (pour ça, il faut plutôt aller voir du côté de la magistrale #62, voir plus haut), mais une manière de compte rendu, que le narrateur simulé adresse à l'IA, à partir de photos que celle-ci lui a envoyées (photos qui sont en réalité prises par Caroline Vaillant) – un compte rendu dans lequel il pointe, comme spécifique à l'humanité, cette façon d'accrocher du symbolique au réel que j'évoquais en deuxième partie de cette chronique.


Style


L'originalité de la série "Dans l'IA" est tout autant formelle – et pas seulement parce que la simulation d'humain ne parle qu'en minuscules, et l'IA, qu'en majuscules – mais aussi et surtout parce que la façon d'utiliser les images de Caroline Vaillant ayant inspiré le texte y est fort singulière.


De fait, Léo Henry s'inscrit dans une certaine tradition du texte illustré, dont il utilise, dans Cent vingt, toutes les modalités :

– comme le Rodenbach de Bruges-la-Morte ou l'André Breton de L'Amour fou, qui utilisaient la photographie comme complément factuel au texte, en remplacement d'une description de décor qui n'était pas faite (attention, ce n'est pas un refus stricto sensu de la description, juste une sélection de ce qui mérite ou non d'être décrit), les NPE sont parfois, assez classiquement donc, un simple contrepoint à une illustration réalisée en parallèle du texte (c'est clairement le cas des reportages en #65, en #77, en #86 avec des dessins d'Emilie Angebault, en #93 sur des photos de Jérôme Spenlehauer, mais aussi du docu-fiction en #60, de la #15 illustrée par David Cren ou des #24 et #59 illustrées par Fred Boot, même si la #59 est aussi inspirée par une image, voir plus bas) ;

– comme le Brian Selznick de L'Invention d'Hugo Cabret, de Black-out ou des Marvels, la narration est parfois alternativement pris en charge par le texte ou l'image (c'est le cas me semble-t-il au moins dans une NPE, la #36 co-illustrée par Diego Tripodi, futur personnage d'Héctor, mais la photo de Patrick Cockpit dans la #27 et les illustrations de luvan dans la #87 me semblent fonctionner aussi sur ce mode, la première en marquant le passage du rêve à la réalité, les secondes en prenant le relais des instructions magiques, au fond analogues à celles de la #70) ;

– comme le Ransom Riggs de Miss Peregrine et les enfants particuliers, qui utilise des cartes postales comme un générateur d'histoires, les NPE sont parfois engendrées par une image préexistante (par exemple la #50 d'après un dessin de Jérôme Dubois, le bestiaire borgésien de la #53 à partir de dessins d'enfants ou de tags, la #58 d'après un dessin non reproduit de Tanxxx, la #59 d'après une vidéo de Nina Simone, l'hommage à Jacques Mucchielli de la #67 d'après une photo de Caroline Vaillant, la #84 d'après des photos non reproduites de Thaddé Comar, la #95 d'après trois dessins de Nastassia Bezverkhnyaya, voire les nouvelles de Point du jour d'après les images de Stéphane Perger) ;

– contrairement à ces trois modèles, dans la série "Dans l'IA" (mais aussi dans la #19, avec l'illustration de Matt Rota, ou dans la #48, avec l'illustration d'Elodie Durand), les photos de Caroline Vaillant ne sont pas en-dehors du texte, ce sont des objets manipulés, dans son histoire, par ses protagonistes (l'image fait partie du monde fictionnel, elle ne le constitue pas).


Quoi, encore un inventaire à la Prévert (plutôt à la Perec) dans cette interminable chronique ? Là encore, je me justifierai en disant que Léo Henry lui-même utilise cette forme, non seulement dans ses petits carnets (voir en #113), mais aussi dans Cent vingt, en #21 (articles de Wikipédia), en #34 ("extraits des archives de Yirminadingrad"), en #45 (histoires non écrites), en #74 (films vus), en #94 (films oubliés ou rếvés, comme cette nouvelle de Romain Gary adaptée par le Orson Welles de F for fake), en #105 (poèmes), en #108 (journées du 24 avril), en #110 (musiques), en #111 (blagues).


Rien de surprenant à cela, la poétique de la surprise de Cent vingt va aussi de pair avec une esthétique du fragment (c'est peut-être le quatrième type de surprise) : peut-être en raison du seuil de mille mots, après lequel l'écrivain pouvait s'arrêter, beaucoup des textes fictionnels de Cent vingt (s'alignant peut-être sur la non-fiction, qui par définition n'a pas de fin, comme la vie, ou comme un rêve) ont une fin ouverte, sans que le lecteur ou la lectrice ne soit forcément frustré.e.


Il y a une raison simple à ça : chacune des NPE de Cent vingt, à l'image du recueil lui-même, vaut bien plus pour le bout de chemin qu'elle nous fait faire, en compagnie d'un des meilleurs nouvellistes de sa génération, que pour la destination qu'elle se ne se propose pas vraiment d'atteindre – on entre dans Cent vingt comme sur un site d'urbex, sans savoir ce qu'on va y trouver, à part, bien sûr, dans le spot le plus inaccessible, la signature IDFIX laissée là par Léo Henry (voir #77).


Dit autrement, le caractère ouvert (voire cyclique) d'un texte permet le plus souvent aux phrases de se déployer, sans être brimées par l'intrigue ; même si, ici aussi, Cent vingt brille par sa diversité, depuis la simple transcription de dialogue (la #71, que Léo Henry signale comme co-écrite avec son interlocutrice, Micheline Faure, qui n'est évidemment pas luvan ou Laurent Kloetzer) jusqu'aux sommets stylistiques atteints dans le cycle de Point de jour, la langue est en général aussi dansante que nous le promet la #91.


Comme le dit la #73 à propos des ourses de Point du jour, mais ça vaut tout autant pour la plupart des NPE, si l'on juge valide la comparaison que luvan fait en #119 avec les chants de gorge inuits : "C'est un spectacle sonore de mandibules et de ronrons qui résonne dans les grottes glaireuses des gueules et gronde dans les gosiers."


J'ajouterai juste, pour finir, que vous n'êtes pas obligé.e, comme moi, de lire Cent vingt d'une traite (ou presque), en mode binge reading ; vous pouvez parfaitement siroter sur plusieurs semaines ce recueil, qui a été primitivement, rappelez-vous, distillé sur dix ans, par ce mixologue expert qu'est Léo Henry.


Après tout, vous avez le temps : si l'auteur respecte le rythme induit par Les Cahiers du labyrinthe (2003), Le Diable est au piano (2013) et Cent vingt (2023), son prochain grand recueil est prévu pour 2033...



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