Dessous Cocanha d'Elisa Beiram
Une des caractéristiques de cette rentrée littéraire 2025, du moins côté imaginaire, semble être un worldbuilding basé sur la classique opposition haut-bas, dans l'espoir d'interroger notre triste présent : c'était évident autant dans les romans Sintonia (polyphonie nanopunk) que dans Les Survivants du ciel ("fantasy de remariage") ; ça l'est tout autant dans la novella Dessous Cocanha, qui relève plutôt du fantastique allégorique, Joël Malrieu dirait du fantastique à message (je cite ici la page 78) :
"– Peut-être que c'est simplement comme ça. Que l'île Dessous est faite pour être laide, et ses habitants, pour souffrir.
– Mais enfin, c'est une idée révoltante !
– Si ce n'est la loi naturelle de nos deux mondes, c'en est donc une qui vient des gens, soit une idée autrement plus révoltante."
En décrivant fort justement le récit fantastique (ici, Dessous Cocanha) comme la rencontre entre un personnage quelque peu solitaire (ici le pêcheur Mantone) et un phénomène déstabilisant (ici un autre monde visité en rêve), Joël Malrieu ajoutait que l'émergence de cette structure narrative était liée à une période de crise des connaissances – donc d'effacement des distinctions binaires telles que homme-animal, normal-monstrueux, rêve-réalité, mort-vie (toutes convoquées à un moment ou un autre de Dessous Cocanha).
Il en tirait – sans doute un peu hâtivement pour une fois – la conclusion que le fantastique n'avait plus forcément de pertinence comme genre dans notre monde moderne, oubliant que certaines dualités sont plus prégnantes que jamais – d'où des oeuvres comme "Née du givre" de Mélanie Fazi ou Us de Jordan Peele, pour citer une nouvelle et un film qui exploitent le même thème que Dessous Cocanha, celui de l'envers onirique du monde, quoique à des fins légèrement différentes.
Avant de détailler un peu plus Dessous Cocanha, notez qu'Elisa Beiram s'appuie sur une intéressante astuce graphique pour différencier ses deux mondes, analogue à l'usage que Kritika H. Rao fait des vignettes pour séparer les points de vue dans Les Survivants du ciel :
– une accolade à la pointe tournée vers le bas signale que nous sommes en Dessous (pages 7, 11, 19, 26, 35, 46, 65, 73, 78, 88) ;
– une accolade à la pointe tournée vers le haut signale, elle, que nous sommes en Dessus (pages 8, 17, 24 33, 42, 55, 70, 74, 79, 89) ;
– enfin, après une alternance stricte, répétée dix fois, un dernier passage, encadré par deux accolades (page 94), joue me semble-t-il peu ou prou le même rôle réconciliateur que le chapitre 51 des Survivants du ciel.
Comme l'indique le nom de l'île où vit Mantone (qui va se révéler être l'île du Dessus), Cocanha, allusion évidente au mythique pays de Cocagne, il s'agit ici pour Elisa Beiram de décrire une société d'abondance comme la nôtre (une "société de consommation" pour Allan).
Dans une telle société, à moins que (comme Mantone) un quelconque phénomène ne nous provoque une prise de conscience, nous vivons sans jamais questionner à quel prix (la destruction de la planète, par exemple) nous obtenons nos biens de consommation – et sans jamais écouter un lucide "apôtre de la fiction du pire" (page 61) tel que Mantone (page 18) :
"Une humeur marécageuse brouillait mes sentiments et ma mémoire.
Elle disait : c'est trop facile d'être heureux.
Au moment où je l'écris, des souvenirs me reviennent. Ils prennent la forme d'une vérité : j'ai toujours été un enfant mélancolique. Je ne comprenais tout simplement pas qu'on puisse s'amuser. Je ne comprenais pas pourquoi la mer, la terre, le ciel nous étaient livrés sans que nous ne fassions rien en retour."
Ce tempérament "anxieux", qui ne va resurgir que peu à peu dans la vie en apparence paisible de Mantone, c'est bien sûr le terreau sur lequel va croître le phénomène fantastique (l'île du Dessous), qui est – comme souvent d'après Joël Malrieu – le reflet de ses préoccupations profondes, mais aussi (page 24) "le reflet dégoûtant de notre Cocanha", comprenez un miroir tendu au monde insouciant de Mantone (page 10) :
"Quant à mon étrange expérience de la nuit, je n'en ai parlé à personne. J'avais le sentiment d'avoir vu quelque chose que je n'aurais pas dû voir. Ce n'était pas grand-chose, pourtant. Une lumière lugubre, un bout de filet. Un pan de mur. Mais il était sale. Son aspect luisant m'a fait l'effet d'un miroir dépoli, dans lequel je n'aurais pas voulu croiser mon reflet."
Une fois entraperçue, la vérité ne se laisse cependant pas oublier si facilement que ça, à commencer par l'existence de ces "êtres poissons" (page 39 ou 53) dont le malheur paye le bonheur de Mantone et de ses amis du Dessus (page 14) :
"Cette absence de cou plongeait dans un T-shirt troué, au large col distendu, à la couleur passée. Des mains palmées pendouillaient le long de son corps malingre et visqueux."
On pense bien sûr aux "poiss'hommes" d'Yvonne Escoula, lointains descendants des créatures lovecraftiennes du Cauchemar d'Innsmouth, mais aussi et surtout aux Morlocks de Wells, voire tout simplement à ces peuplades dont on détruit les lieux de vie pour extraire du lithium, et fabriquer toujours plus de téléphones portables (page 39) :
"Leurs existences n'étaient que successions de malheurs et de maladies, de toits effondrés et d'enfants perdus."
La quête qu'entreprend alors Mantone pour trouver à la fois la cause et le remède à ce qu'il voit comme "une injustice réelle" (page 61) est l'occasion pour Elisa Beiram de créer tout un folklore gentiment absurde et cependant inquiétant (comme le Clive Barker d'Abarat mettons), pour ne pas dire franchement surréaliste (la page 52 mentionne la "déclaration d'indépendance de l'imagination et des droits de l'homme à sa propre folie" rédigée en 1939 par Salvador Dali, précisément pour protester contre l'interdiction qui lui avait été faite d'exposer une femme à tête de poisson).
Même si le ressort principal de l'intrigue (que je m'abstiendrai de déflorer) évoque clairement le Fred de Philémon, je citerai à titre d'exemple de ce nonsense un passage (toujours page 52) qui fait penser à certaines figures de bébés monstrueux des films de Satoshi Kon ou Hayao Miyazaki (la scène de la page 22 évoquant par ailleurs celle avec Putride dans Le Voyage de Chihiro) :
"Le chauffeur, un enfant terrible aux cheveux en spaghetti, hurlait : "Montez à bord du train de la hype !" Dépassé par ce spectacle, j'ai dû fermer les yeux, ravaler le vertige."
Contrairement à la vie réelle, dans cette fable allégorique qu'est Dessous Cocanha, le problème est localisé en un seul endroit, et susceptible d'être réglé en une seule action, au cours d'une "bataille" (page 86) plus burlesque que vraiment tragique (le Léo Henry de L'Eveil du Palazzo n'est pas loin) ; mais les conséquences, elles, sont parfaitement réalistes – cette concession à la difficulté que les esprits chagrins vivront toujours comme une punition (de quoi ? page 80) :
"C'est une catastrophe, hurlaient les pêcheurs, il faut aller plus loin désormais pour trouver des poissons ! La mer ne donne rien de bonne grâce ! Nous ne pouvons même plus la prendre dès que nous en avons l'envie. Nous devons attendre son bon vouloir et nous plier à ses caprices !"
Cet éloge des "limites" (page 45) sur lequel débouche le fantastique écologique déployé par Elisa Beiram ne peut évidemment que nous interpeller à l'heure où les ultra-riches refusent ouvertement d'en avoir ; mais au-delà de leur cas, certes emblématique, ce sont les pays riches en général qui devraient réfléchir à leur train de vie – et sous ses oripeaux (fort) divertissants, Dessous Cocanha a le mérite de nous le rappeler.
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