lundi 29 septembre 2025

Cinquante phrases pour que ton coeur s'embrase

Cinquante fleurs pour te briser le coeur de GennaRose Nethercott


1. Une couverture cartonnée illustrée par Anouck Faure sert d'écrin à des textes virtuoses de GennaRose Nethercott (l'autrice de La Maison aux pattes de poulet), traduits avec amour par Anne-Sylvie Homassel : c'est là une première description (sommaire, quoique fort juste) du premier recueil de nouvelles publié par Gilles Dumay dans la collection Albin Michel Imaginaire, Cinquante fleurs pour te briser le coeur (ouvrage lu en service de presse).


2. Que peut le blogueur, face à tant de splendeurs, sinon tenter, en écho à la nouvelle éponyme, de cerner en cinquante phrases tout juste (incluant les citations ; oui, je sais, je triche) l'univers, extrêmement cohérent, mis en place par GennaRoseNethercott au travers de ces quatorze nouvelles, toutes différentes ?


3. "C'était un parfum entêtant, foin, huile, bestialité."


4. Si Kurt Cobain avait pu, comme la narratrice de "Chère Henrietta" (page 197), respirer ces Cinquante fleurs pour te briser le coeur, il se serait sans doute exclamé "Smells Like Teen Spirit", tant les étranges buissons ici cultivés par GennaRose Nethercott s'enracinent dans le terreau de l'esprit teenager (thirteen-nineteen, soit 13-19 ans, une période propice autant aux premières grandes frayeurs qu'aux premiers grands émois, notamment amoureux).


5. Ainsi, pour ne s'en tenir qu'aux protagonistes dont l'âge est à peu près certain (mais les autres oscillent tout autant entre enfance et maturité, à part à l'évidence l'anonyme écrivant à sa "Chère Henrietta"), les six narratrices d'"Un abécédaire de la divination" (une manière de "gang de filles" à la Joyce Carol Oates, voire à la Jeffrey Eugenides) ont "douze ans" (page 35) ; celle de "La Guerre de brouillard" a "quatorze ans" (page 78) ; celui des "Leçons de noyade" a "dix-sept ans" (page 82) ; celle de "Possessions" a fait "une première année de fac" mais n'a pas encore l'âge de boire de l'alcool (page 209).


6. "De combien tu crois que je peux les escroquer, ces crétins ?"


7. Cette question brutale adressée (page 84) au narrateur des "Leçons de noyade" pointe précisément la crédulité qui est de mise dans une "soirée d'ados" (page 98 ou 156), et plus généralement à cet âge interstitiel où l'on n'a pas encore totalement intégré le monde soi-disant rationnel des adultes, et surtout où l'on ne s'est pas forgé une identité suffisamment solide pour résister à l'irruption d'un quelconque prédateur dans sa vie.


8-9. "Nous avons rarement peur d'une chose en soi. Ce qui nous dérange, c'est l'irruption de cette chose dans un contexte qui lui est étranger."


10. Cette analyse de la femme-chèvre dans "Les prunes de la lisière du monde" (page 255), ce n'est pas seulement la formule d'un certain fantastique ou de la "science-friction" chère à Catherine Dufour, c'est aussi, sans doute, une bonne définition de l'art de GennaRose Nethercott, qui en bonne folkloriste fait survenir, dans la vie anodine de ses teenagers, des "archétypes" (dixit Gillossen) empruntés à ce "romantisme sombre" (dixit Feyd Rautha) cher à Mario Praz – un romantisme marqué par cette fatalité à laquelle s'abandonne (page 228) la "Recluse", avatar évident de la Faustina de Dino Buzzati ("Suicide au parc", dans Le K).


11-12-13-14. "Tu n'es pas idiote. Ca ne va sûrement pas bien se passer. Mais c'est ça aussi, la liberté de choix : dire basta, je vais quand même céder à la passion. Alors oui, basta."


15. Ce n'est pas un hasard si Feyd Rautha a pu évoquer La Morte amoureuse de Gautier à propos de GennaRose Nethercott, la femme fatale étant un des archétypes les plus convoqués dans Cinquante fleurs pour te briser le coeur (même si son effet délétère ne va pas forcément jusqu'à la mort) : c'est Harebell dans "Le soleil se couche sur l'Escalier de l'éternité", les six narratrices et harceleuses d'"Un abécédaire de la divination", Lucy dans "L'Enfant-fil", Quinn dans "Leçons de noyade", la narratrice et prédatrice de "Chasse d'automne", Lily aux Blanches Mains dans "Une Lily est une Lily", mais aussi la "Chère Henrietta" ou l'Aimee de "Possessions".


16. Il y a également au moins quatre hommes fatals dans le recueil, celui au coeur de "Mâchoire de renard", Pipe-Indienne dans "Cinquante fleurs pour te briser le coeur" (à la périphérie du texte il est vrai), Marlow dans "Recluse" (le plus ouvertement toxique des quatre) et le vampire "Oliver" dans "Les prunes de la lisière du monde"– une liste à laquelle on pourrait ajouter Oreno dans "Guerre de brouillard" ou Stefan dans "Possessions".


17. Avant d'en venir à l'archétype peut-être le plus essentiel de tous (celui que j'appelle "l'objet fatal"), signalons que, très classiquement, les personnes fatales (hommes ou femmes) se signalent souvent – à notre attention plus qu'à celle des personnages, généralement aveugles – par des attributs physiques remarquables, notamment la blondeur ou la blancheur.


18. Ainsi, la plus belle des six narratrices d'"Un abécédaire de la divination" a "de longs cheveux blonds" (page 28), les cheveux de Quinn sont "impeccablement coupés" (page 92) ; Marlow a une "chevelure blonde aux reflets inhumains" (page 222) ; quant à Lily aux Blanches Mains, comme son modèle Yseut, elle a "de longs cheveux blonds" (page 180, mais ce n'est pas tout, comme Tristan le découvre page 183 en examinant ses mains.


19-20-21. "Il n'avait rien vu d'aussi blanc de sa vie : plus blanc que les étendues de l'Antarctique, plus blanc que les crocs acérés d'un chat, plus blanc que la première neige d'hiver aux silences duveteux, plus blanc que l'os. Et tellement lumineux. Tellement lumineux."


22. Cette blancheur inquiétante – car lunaire ? – n'est pas l'apanage des seuls humains fatals, on la retrouve – fugitivement – chez le coq au début de "Possessions" (page 211), ce qui suffit à nous indiquer que le cours du récit va bientôt déraper.


23. "Son regard vide se remplit de lune : il n'est plus noir mais couleur d'os, comme le coton blanchi."


24. Venons-en maintenant à un archétype essentiel, qui n'est pas dans Mario Praz, alors que sa présence dans le romantisme noir – et plus particulièrement dans le fantastique – est capitale (La Peau de chagrin de Balzac, La Cafetière de Gautier, La Chevelure de Maupassant) : l'objet fatal, celui va mener son propriétaire à sa perte, ou plus simplement va incarner son destin (c'est donc un objet où du temps – ici futur plus que passé – est déposé, comme dirait Joël Malrieu).


25. Encore plus que des femmes fatales, GennaRose Nethercott fait un usage immodéré des objets fatals : "la sculpture" (page 16) ou le "briquet en plastique" (page 23) d'Harebell dans "Le soleil se couche sur l'Escalier de l'éternité", la "bouteille en plastique" (page 28) ou "l'aiguille creuse" (page 37) des six narratrices et prophétesses d'"Un abécédaire de la divination", la "choire de renard" (page 61) mais aussi "la dent" (page 63) de la narratrice de "Mâchoire de renard", la "boîte à musique" (pae 68) de la narratrice de "La Guerre de brouillard", le "gilet de sauvetage rouge" (page 83) de Sophia dans "Leçons de noyade", "le couteau" (page 104) de la narratrice de "Chasse d'automne", le "violon" (page 180) ou la "boîte de cigares vide" (page 187) dans "Lily aux Blanches Mains", la "peau de mouton" (page 196) de "Chère Henrietta", les "Possessions" d'Aimee dans la nouvelle éponyme tout autant que "le grimoire" ou le "couteau suisse" (page 205), le "rouge à lèvres" (page 222) ou les "oeuvres" (page 224) de la "Recluse", et bien sûr "Les prunes de la lisière du monde".


26-27-28. "Ce n'était pas pareil, avant. Les objets se limitaient à ce qu'ils étaient. Rien de plus."


29. Capital est ce constat liminaire (page 27) des six narratrices d'"Un abécédaire de la divination" (un texte qui est donc bien plus qu'un "exercice de style" selon moi, contrairement à ce que suggèrent Gillossen et Gromovar), car il souligne que le monde de GennaRose Nethercott est avant tout un monde de choses (chargées d'histoires), et non d'informations (significativement, le smartphone ne joue qu'un rôle mineur dans cet univers, page 88 dans "Leçons de noyade" ou page 168 dans "Cinquante fleurs pour te briser le coeur").


30. De fait, ces "objets fatals" dont je parle entrent dans une catégorie bien plus vaste, que j'appellerai volontiers "objets vitals" si Byung-Chul Han, dans son essai sur La Fin des choses, ne les avait pas déjà baptisés "choses du coeur" (et opposé autant aux informations qu'aux marchandises) : comprenez ces objets avec qui l'on entretient une relation si longue et/ou si intense, tel un collectionneur (à la Walter Benjamin), qu'ils en viennent à résumer nos vies.


31-32-33-34. "Je ne peux pas dormir. Je me lève, je range ma vie dans des cartons. D'abord mes robes, que je roule en boule avant de les enfourner dans une valise. Puis mes livres, que j'entasse dans des caisses après en avoir lu la dernière page."


35. L'équivalence ainsi établie (page 57) par la narratrice de "Mâchoire de renard" entre son histoire personnelle et ses "Possessions" (autre nouvelle à présenter ouvertement le même concept, mais il est en filigrane dans toutes ou presque), ce n'est pas à mon avis une façon pour GennaRose Nethercott de reconduire le constat (classique depuis Fight Club) que les choses nous possèdent plus que l'inverse – bien au contraire.


36. Dans le deuxième chapitre ("Le fond", page 33) de Si c'est un homme (témoignage qu'une autrice ayant centré un roman autour des pogroms russes doit fatalement connaître), Primo Levi explique à quel point les "mille petites choses qui nous appartiennent et que même le plus humble des mendiants possède" (comme un stylo, mettons) "font partie de nous presque autant que les membres de notre corps" (Byung-Chul Han ne renierait pas cette analyse, il ajouterait juste que le smartphone n'est pas un de ces objets).


37-38-39-40-41. "Cet été, j'ai pour ambition de trouver un morceau de verre par jour, pour que ma collection puisse constituer une sorte de chronique. Chaque fragment est un bout de moi. N'est-il pas exact du reste qu'ils ont tous été trouvés par une version antérieure de moi ? Une variante qui a entrevu le bleu dans l'eau et s'est penchée pour l'attraper ? Un moi qui a fait ce choix ?"


42. La narratrice de "La Guerre de brouillard" ne saurait mieux confirmer (page 68) que son autrice conçoit l'identité personnelle (sans doute le vrai thème de Cinquante fleurs pour te briser le coeur) comme fondamentalement composite et, paradoxalement, plus externe qu'interne – en ce qu'elle se dépose dans les objets qui nous accompagnent, mais aussi en ce qu'elle dépend d'autres que nous (ne pas oublier que le "gilet de sauvetage rouge" de Sophia lui ait imposé par ses parents, page 83).


43. De ce point de vue-là, c'est peut-être dans "L'Enfant-fil" (une nouvelle chère au coeur de Feyd Rautha et Gromovar, et bien digne de figurer dans La Triste fin du petit enfant huître de Tim Burton) que gît la morale (s'il y en a une) de ces Cinquante fleurs pour nous briser le coeur : plus qu'il ne nous amoindrissent, les liens que nous nouons avec d'autres (notamment par l'entremise d'objets) nous façonnent.


44. Cette conception éclatée de l'identité (fond) explique aussi, selon moi, pourquoi GennaRose Nethercott a bâti au moins trois nouvelles ("Un abécédaire de la divination", "Cinquante fleurs pour te briser le coeur", "Un calendrier hanté") sur ce que Gromovar appelle des "énumérations fictives" (forme) et dont il attribue, comme Feyd Rautha, la popularité, sinon la paternité à Jorge Luis Borges (par exemple celui du Livre des êtres imaginaires) ; mais on pourrait tout autant penser à Edward Gorey (celui de, par exemple, Total Zoo) ou à Harlan Ellison ("De A à Z dans l'alphabet chocolat").


45-46-47. "Fantôme, nom commun : sa brosse à dents encore dans le gobelet bien que ça fasse des mois. Le tee-shirt que tu ne mettras pas à la machine. Le compte que tu as masqué mais que tu consultes tous les jours, imbécile que tu es."


48. Cette dernière citation (tirée d'"Un calendrier hanté", jour 13, page 239) montre bien à mon sens comment, suivant GennaRose Nethercott, une histoire se dépose dans une collection d'objets, à partir desquels on peut éventuellement la reconstituer – et si l'on suit les analyses de Byung-Chul Han (qu'on peut toujours toujours trouver trop marquées par cet ambigu "ordre terrien" cher à Heidegger), cette conviction fait de Cinquante fleurs pour te briser le coeur une manière de recueil utopique dans un monde numérique qui a décrété une fois pour toutes La Fin des choses.


49. Balzac, Borgès, Burton, Buzzati, Ellison, Gautier, Gorey, Maupassant, Oates : dans cette chronique, j'ai comparé GennaRose Nethercott à un nombre ahurissant de nouvellistes, et je pourrai sans doute en ajouter bien d'autres (Andersen pour le "sense of wonder", comme Gromovar ; Pouchkine pour le "souffle poétique", comme Feyd Rautha ; Kelly Link pour le style, comme Marion Deeds, voir aussi le teaser en quatrième de couverture) ; mais je me contenterai de dire pour conclure qu'aucune bibliothèque ne peut exhaler un doux parfum d'imaginaire si elle ne contient pas Cinquante fleurs pour te briser le coeur.


50. Votre coeur brûle, j'espère ?







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