Les Survivants du ciel [cycle des Rages 1/3] de Kritika H. Rao
Pouvoir
Pour un blogueur analytique tel que moi, la meilleur manière de chroniquer Les Survivants du ciel (roman lu en service de presse) est peut-être de partir du commentaire en quatrième de couverture, qui décrit l'oeuvre comme le "premier volume d'une trilogie mêlant fantasy et science-fiction climatique".
De fait, Les Survivants du ciel est ce genre d'ouvrages susceptibles de dérouter les fanatiques des étiquettes (ce que je ne suis pas forcément, même si j'en proposerai bel et bien une, ad hoc, pour le roman), tout autant que de réjouir les thuriféraires du continuum (qui voient les différents genre de l'imaginaire comme des couleurs différentes d'un même spectre).
Pour être plus précis, avec sa trilogie des Rages, Kritika H. Rao a à l'évidence choisi de se placer à l'endroit exact où s'applique la fameuse troisième loi de Clarke, suivant laquelle toute technologie suffisamment avancée est indiscernable de la magie – ou l'inverse (car ici c'est plutôt la magie qui est indiscernable d'une technologie avancée).
De fait, la capacité qu'ont certaines personnes de l'univers des Rages (les architectes) à manipuler les plantes (à trajecter) en pénétrant dans un espace mental (l'Instant) n'est au fond pas si différente que la capacité de manipuler (via nanites) la matière qu'acquiert Agnese dans Sintonia (autre grand roman de la rentrée littéraire, purement SF lui, et qui partage avec Les Survivants du ciel l'idée que le futur de l'humanité est aérien, comme l'a relevé Allan avant moi) – je cite ici la page 75 :
"Il se glissa dans l'Instant.
Il plongea vers une étoile dorée, où le serpentaire affichait une ramure serrée. Il lui attacha plusieurs lignes et dépassa ses autres états possibles jusqu'à l'étoile où le buisson avait commencé à pourrir. Son grain de poussière relia les deux étoiles grâce à un noeud complexe. La constellation chatoya et se résolut en un dédale miniature.
Le buisson de serpentaire se fit moins dense."
Sur ce postulat a priori irréaliste, Kritika H. Rao bâtit un édifice parfaitement cohérent, ce qui est la définition même de la science-fiction selon Wells ; en fait la rigueur de sa science alternative (un élément important de la SF suivant Istvan Csicsery-Ronay) rappelle presque Anatèm par moments, jusque dans le glossaire final (vous l'aurez donc compris, contrairement à Tachan je pense qu'on est loin du Ta Gueule C'est Magique, à part peut-être pour des détails mineurs comme le veristem).
A titre d'exemple de cette ambiance à la Neal Stephenson, je cite le passage où apparaissent les équivalents végétaux des ordinateurs (page 246) :
"D'autres étaient assis devant des fenêtres – toutefois, à y regarder de plus près, Ahilya remarqua qu'il s'agissait en fait de bionodes : des appareils massifs que Dhruv évoquait souvent, et dont les écrans affichaient des diagrammes vacillants. Telles des versions géantes des tablettes solaristes, les bionodes brillaient et bourdonnaient. Elles reflétaient à travers le laboratoire les rayons d'un soleil blafard."
Mieux, la découverte des moindres subtilités de cet édifice théorique est un enjeu non seulement pour nous, mais aussi et avant tout pour les personnages, Ahilya (archéologue) et Iravan (maître-architecte), sans parler de Dhruv (solariste, autrement dit ingénieur) : le novum, ou ce qui en tient lieu ici (le système de magie, généralement à l'arrière-plan d'un roman de fantasy classique), est donc bien au coeur de l'histoire, exactement comme dans, par exemple, Quitter les monts d'Automne (voire Les Sentiers de recouvrance) d'Emilie Querbalec ou (encore une fois) Sintonia d'Audrey Pleynet.
Encore mieux, non content d'être un objet de savoir (j'y reviendrai en deuxième partie de chronique), la trajection est également un enjeu de pouvoir, non seulement en ce qu'elle trace une ligne de partage entre les architectes et les simples citoyens, mais aussi parce qu'elle définit les savoirs qui sont socialement admissibles (l''architecture, autrement dit la trajection) et ceux qui ne le sont pas, ou qui sont tout juste tolérés (l'ingénierie et surtout l'archéologie).
Voici à titre d'exemple un des premiers passages (pages 13-14) à articuler cette double séparation scientifique et politique (où Jacques Rancière verrait un énième "partage du sensible") :
"Elle avait vécu toute sa vie à Nakshar, mais les choses avaient changé dernièrement dans la cité. Rares étaient ceux qui y prêtaient attention, mais Ahilya se tenait au courant. Il y avait d'abord eu la fermeture des archives des architectes. Puis la lutte pour faire approuver son expédition. Et maintenant, ceci ? Lentement, imperceptiblement, on privait les citoyens de tout contrôle, d'une façon ou d'une autre. Une pente dangereuse."
Dit autrement, Kritika H. Rao retrouve l'opposition que font, dans Mille plateaux, Deleuze & Guattari entre la science nomade, itinérante (par exemple la géométrie projective à ses débuts au XIXe, ou l'art de tailler les pierres au Moyen-Âge) et la science royale, itérative (se contentant de répéter un savoir éprouvé) ; il est significatif de ce point de vue-là que l'archéologie défendue par Ahilya nécessite des expéditions (le roman s'ouvre et se ferme par de semblables voyages hors de Nakshar, la cité volante, ou ashram, où vivent les personnages ; entre les deux ont lieu des enquêtes).
De façon intéressante, Kritka H. Rao va incarner cette opposition scientifique (et politique) entre deux personnages normalement unis par les liens du mariage, Ahilya et Iravan, dont les points de vue (matérialisés par des vignettes de Leo Nicholls, le haut de la cité pour l'une et ses soubassements pour l'autre) vont alterner (de façon lâche, plusieurs chapitres à la suite pouvant avoir le même point de vue) d'un bout à l'autre du roman (avant de se fondre fugitivement dans le chapitre 51) – un peu comme dans La Conspiration Merlin de Diana Wynne-Jones, mais à la troisième personne plutôt qu'à la première.
En doublant ainsi sa quête de savoir et de pouvoir d'une intrigue amoureuse, relevant plutôt de la comédie de remariage chère à Stanley Cavell que de la romance classique (comparez avec Voile vers Byzance), Kritika H. Rao ne cherche pas selon moi (ou pas seulement) à attirer les amatrices et amateurs de romantasy (déroutant ainsi des fanatiques d'imaginaire pur.e.s et dur.e.s tel.le.s que Tachan, Erkekjetter, Feyd Rautha ou le Nocher des livres).
Non, pour moi Kritika H. Rao veut surtout nous offrir une métaphore des liens (passionnels donc) existant entre les citoyen.ne.s et leurs représentant.e.s (le Conseil de Nakshar, où dominent bien sûr les architectes) ; je cite un passage (page 174) qui met l'accent sur la nécessité que les citoyen.ne.s désirent pour faire tenir la cité volante (on n'est pas si loin que ça de Fourier) :
"La trajection s'appuyait sur les désirs conscients : sans la volonté des civils pour les soutenir, les lignes de constellation se fragiliseraient, et l'ashram risquait de perdre sa cohésion – un phénomène dangereux en vol, susceptible d'affecter la survie de tous."
C'est pourquoi je parlerai volontiers de "fantasy de remariage" pour Les Survivants du ciel, l'enjeu du roman étant tout autant la réconciliation – le remariage – entre Ahilya et Iravan qu'entre citoyen.ne.s et politiques, voire entre un monde et son histoire (donc son destin) ou entre nature et culture (j'en parle tout de suite).
Savoir
A première vue pourtant, l'univers des Rages (du nom de ces tempêtes qui ravagent périodiquement le sol) ne reconduit pas l'ontologie naturaliste (donc anthropocentrique) dominante en Occident suivant Philippe Descola, mais opte pour une ontologie animiste (donc anthropogénique), qui n'empêche hélas pas les humains d'établir des hiérarchies entre les êtres (donc de glisser sournoisement vers le naturalisme).
Un des enjeux du roman est précisément de bouleverser ce classement absurde, voir page 421, où le nom donné aux créatures de la jungle est loin de suggérer une quelconque infériorité par rapport aux humains, les Yaksha étant les esprits de la nature dans la mythologie hindoue (notez au passage que, comme pour ma recension de Sintonia, je vais citer ici des passages qui ne déflorent pas l'intrigue, mais risquent d'entamer quelque peu votre plaisir de découverte) :
"La vie se répartit sur une échelle de sentience et de conscience. Nous pensons que les êtres humains occupent le plus haut niveau et sont les créatures les plus sentientes ; mais si les yaksha existaient à un niveau supérieur encore ?"
De façon similaire (j'y reviendrai), un des enjeux du roman (du moins pour Iravan) sera d'arriver à une compréhension différente de la trajection, qui ne serait plus perçue comme ce que Deleuze & Guattari (encore eux) appellent un "mot d'ordre", mais bel et bien comme une interaction (pages 497-498) :
"Dans les ashrams, on a une compréhension simpliste de ce qu'est la trajection : une simple manipulation des plantes. Mais je pense que la véritable trajection s'apparente davantage à une forme de communication. A travers les lignes de constellation, nous suggérons un motif aux étoiles de l'Instant, et les plantes l'appliquent dans l'architecture de l'ashram."
Malgré cette ontologie animiste (qui rapproche Kritika H. Rao de Sue Burke d'après Feyd Rautha), les personnages (à part sans doute Ahilya) conçoivent pourtant leur monde comme scindé entre ce qui est à l'évidence une forme de nature (la jungle, où règnent a priori les rages de terre) et ce qui est à l'évidence une forme de culture (les cités volantes, ou ashrams, conçues pour fuir ces mêmes tempêtes).
(Au passage, notez que là encore, pour le lectorat s'y connaissant un tant soit peu en mythologie hindou, le nom même de l'arbre-coeur d'un ashram, un rudra, suggère que la séparation entre les cités volantes et le sol n'a en fait aucun fondement, Rudra étant le dieu du vent et le père des dieux des tempêtes, autrement dit l'initiateur des Rages de terre).
Ceci dit, à l'opposé de notre triste monde capitaliste, basé sur une infinie – et insoutenable – ligne droite, les personnages de Kritika H. Rao pensent bel et bien leur monde comme construit sur une perpétuelle boucle de rétroaction (une interaction incessante), ce qui suffit à effacer la distinction entre nature et culture (on n'est pas si loin que ça du réalisme agentiel promu par Karen Barad, donc du posthumanisme critique, qui s'oppose au transhumanisme suivant Katia Schwerzmann).
Du coup, les personnages de Kritika H. Rao seront donc bien plus prompts que nous à admettre qu'ils sont peut-être, au fond, la source même des déséquilibres dont leur monde commence à être victime (l'allongement des rages de terre ; je cite la page 404, où il est question d'une nouvelle version de l'équation fondamentale régissant la trajection) :
"Si la constante de Nakshar contribue d'une façon ou d'une autre à la pression croissante des consciences, cela expliquerait pourquoi les rages de terre deviennent plus longues. La trajection elle-même pourrait augmenter les pressions sur notre planète."
On retrouve ici l'idée classique que l'usage immodéré des technologies nous donnant du pouvoir sur le monde peut le détruire, y compris (une idée beaucoup moins classique, elle, donc intéressante) quand leurs usagers se sont volontairement imposé des limites (des contre-pouvoirs) pour éviter de verser dans l'hubris (un thème prégnant dans la SF contemporaine, j'en parle beaucoup ici) – je cite la page 194 :
"L'extase est un état où l'on ne contrôle plus la puissance de sa trajection. C'est dangereux pour l'ashram et pour l'architecte. Voilà pourquoi nous la redoutons. Il y a des moyens de l'éviter, mais aucun de la guérir. L'excision est la seule solution."
De façon là aussi classique (la fameuse opposition, déduite de l'Ethique de Spinoza, entre le pouvoir, qui ne nous apporte rien, et la puissance, qui modifie notre rapport à nous-mêmes, voir Scarlett & Novak d'Alain Damasio), c'est par la quête de savoir que j'évoquais plus haut (et la puissance qu'elle peut conférer) que l'abus de pouvoir va être démasqué (et conjuré ?)
Ce qui est moins classique en revanche, c'est que cette critique va paradoxalement passer par une exploration des aspects interdits du pouvoir (la trajection extatique) – un peu comme si les politiques avaient besoin de se replonger dans leurs fondamentaux (pourquoi m'a-t-on donné du pouvoir sur les gens ?) et de les pousser dans leurs derniers retranchements pour enfin revenir à la raison (mais évidemment c'est peut-être ici que la métaphore politique tourne court, et mon analyse avec elle).
Kritika H. Rao adopte (là encore classiquement) une structure initiatique pour cette quête de savoir, mais en s'appuyant (un peu moins classiquement peut-être) sur la théorie des corps subtils (et des espaces leur correspondant), une théorie que les occultistes comme Paracelse ont largement empruntée à la philosophie hindoue.
Je vais détailler un peu ici la tripartition adoptée dans Les Survivants du ciel (les trois visions d'Iravan), parce que ses implications sont intéressantes (plus que sa plausibilité en tout cas) :
– le premier des trois corps reconnus à l'homme (voire à d'autres créatures, comme ici) est le corps physique, dit aussi corps dense ou corps grossier (corps élémentaire chez Paracelse), et il correspond au monde "ordinaire" ;
– le deuxième corps est le corps fin ou corps subtil (corps sidéral ou astral chez Paracelse, d'où sans doute les images cosmiques employées par Kritika H. Rao pour décrire l'espace correspondant), et il correspond à la fois à l'Instant (le lieu mental où se placer pour une trajection classique) et l'Abîme (le lieu mental où se placer pour une trajection extatique) ;
– le troisième et dernier corps, celui qui porte le karma, autrement dit le poids des vies antérieures, est le corps causal (le corps glorieux chez Paracelse), et il correspond ici à l'Ether (où Iravan aura précisément un aperçu de ses vies passées, grâce à sa troisième vision).
Ce qui est intéressant selon moi dans ce modèle, c'est l'impératif que la notion (complètement discutable dans l'absolu) de réincarnation fait peser sur le personnage d'Iravan (Ahilya apparaissant plus ici comme un catalyseur, certes indispensable, du destin de son mari, ou plutôt comme celle qui lui permet de l'assumer).
Cet impératif (quasi-moral) n'a en effet me semble-t-il rien à voir avec les notions – chères au capitalisme – de développement personnel ou de réalisation de soi (d'accroissement infini de son ego), mais plutôt avec celles d'apprentissage de ses limites et de ses responsabilités – autant de thèmes qui étaient déjà présent bien plus tôt, par exemple pages 466-467, où Iravan admet avoir failli sur le plan pédagogique :
"C'était pour cela qu'il avait demandé à être nommé responsable de l'Académie : dans une volonté de nourrir l'esprit des jeunes architectes comme on avait autrefois nourri le sien.
En cela comme dans tant d'autres domaines, il avait échoué."
Evidemment, cette double quête de savoir (total) et de pouvoir (juste) où je vois l'intérêt des Survivants du ciel (d'autres se focaliseront plutôt sur la romance, qui n'est qu'apparence selon moi), c'est peut-être tout simplement un effet secondaire de la mise en place de sa trilogie par Kritika H. Rao– effet qui s'estompera par la suite (les deux volets suivants, attendus avec impatience par Stéphanie Chaptal).
Il n'empêche que, considéré pour lui-même, le roman s'inscrit parfaitement dans la lignée d'oeuvres post-cataclysmiques comme Nausicaa de la vallée du vent de Hayao Miyazaki, Les Armées de ceux que j'aime de Ken Liu, voire One Piece d'Eiichirô Oda (auquel on pense d'autant plus fortement que le pouvoir du fruit des éclosions ressemble à la trajection, et qu'il est détenue par l'archéologue de l'équipage, Nico Robin).
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