mercredi 3 septembre 2025

[Réflexion] De la critique-panier


Dans un récent billet, Yvan Fauth déplorait la tournure égotiste prise par la critique de blog (au sens large, incluant les messages sur les réseaux sociaux), au détriment de l'attention légitime à accorder à l'oeuvre chroniquée (attention pas si différente de celle à accorder à autrui, j'y reviendrai un peu au cours de ce billet).


Dans le billet suivant, il proposait sa solution à ce problème, à savoir une intensification (dans ses chroniques à venir) de l'accent mis sur les émotions : une émotion (même universelle) étant éminemment subjective par nature, cette proposition peut sembler paradoxale ; mais les extrêmes se rejoignant, elle devrait peu ou prou le conduire aux mêmes résultats que la cérébralisation à outrance adoptée sur ce blog (en raison précisément de mon rapport compliqué à l'émotion, mais ceci est une autre histoire).


Au fond (Gilles Dumay en parlait ici), le problème est toujours de s'extraire, tel un Harry Houdini textuel, du carcan du "j'aime / je n'aime pas", qui n'empêche certes pas de produire des critiques pertinentes (toute contrainte pouvant être féconde), mais qui ne prédispose sûrement pas la critique à accorder son attention pleine et entière à l'oeuvre chroniquée.


Mon idée du jour (ou plutôt de la nuit), c'est que les racines de ce problème sont peut-être plus profondes, car nourries de la conception hollywoodienne de la fiction comme conflit, conception généralement justifiée par une lecture quelque peu rigide d'Aristote (tout le mal viendrait donc de la redécouverte au XVIe siècle de la Poétique par les théoriciens padouans, et de l'usage qu'ils en ont fait pour attaquer le Roland furieux de l'Arioste, mais ceci est une autre histoire, racontée entre autres par Jean Lecointe).


Au moins deux artistes du XXe siècle ont théorisé une alternative à ce diktat de la fiction-conflit : Ursula K. Le Guin avec sa Théorie de la fiction-panier, et Raoul Ruiz avec sa Poétique du film (deux conceptions qu'on pourrait rapprocher de la théorie du "poème à actions multiples" élaborée au XVIe siècle, mais ceci est là encore une autre histoire, racontée ce coup-ci par Pascale Duclos).


La première théorie (à laquelle je vais m'en tenir provisoirement ici) repose sur l'idée qu'il est tout aussi loisible de prendre, pour modèle de la fiction, le panier servant à la cueillette plutôt que le silex servant à la chasse (d'autant qu'historiquement, l'un précède l'autre, et qu'on devrait donc plutôt parler de cueilleurs-chasseurs, mais ceci est une autre histoire).


S'il convient de faire une place (prépondérante ou marginale, suivant votre opinion) à la fiction-panier dans notre paysage culturel, ne conviendrait-il pas tout autant de pratiquer, en miroir, une critique-panier (en complément ou en remplacement de la critique-conflit) ?


En centrant implicitement la plupart de mes analyses sur la notion de projet littéraire, c'est me semble-t-il ce que j'essaie de faire intuitivement ici ; mais peut-être vaut-il la peine d'essayer de formuler clairement deux ou trois (d'accord, quatre) des principes de ce que j'appelle donc la critique-panier (et dont je ne prétends pas détenir l'exclusivité, vous en faites probablement sans le savoir, et je m'en écarte peut-être aussi par moments).


Avant de commencer, notez que je n'entends pas le moins du monde ériger ces principes en normes, je les vois plus comme des outils à avoir dans sa panoplie critique, mais aussi et surtout comme d'excellents moyens de réfléchir à sa manière de bloguer (c'était après tout le point de départ de ce billet).


Les parties d'une oeuvre ne sont pas en conflit entre elles


Je suis blogueur, pas employeur ; je n'ai pas de poste à pourvoir dans mon usine mentale, donc je n'ai pas à faire passer d'entretien d'embauche à l'oeuvre que je chronique, et à lister ses points forts et ses points faibles, ses avantages et ses inconvénients, pour déterminer si elle fera ou non l'affaire (même si, répétons-le encore, ce modèle binaire peut parfaitement déboucher sur des critiques pertinentes).


Dit autrement, et même quand elle donne à première vue une impression de disparate, une oeuvre a été conçue comme un tout (j'ai envie de dire une personne) par son auteur ou son autrice ; et une critique, si elle doit décomposer ce tout pour le comprendre, n'a pas à en séparer artificiellement les parties pour appliquer un jugement positif à l'une et un jugement négatif à l'autre (autant réécrire l'oeuvre dans ce cas).


Selon moi donc, chaque rouage de la machine textuelle n'a de sens que par la petite impulsion qu'il communique à l'ensemble, et l'analyse doit parvenir à mettre au jour cette dynamique, qui n'a pas forcément pour but premier une vitesse extrême (notez que j'emploie délibérément ici une métaphore non organique, pour éviter d'oublier, comme le firent les romantiques suivant Jean-Marie Schaeffer, que l'art est fondamentalement artificiel, mais ceci est une fois de plus une autre histoire).


Evidemment, pour en revenir à la métaphore initiale d'Ursula K. Le Guin, ce panier qu'est l'oeuvre peut contenir des fruits de nature, de taille et de saveur différentes ; mais par respect pour l'auteur ou l'autrice qui les a amoureusement cueillis, la critique, si elle a le droit de les comparer pour comprendre comment ils contribuent à la saveur finale, ne devrait pas se mettre à les trier – et tant pis si l'empoisonnement est au rendez-vous, ce sont les risques du métier.


Les oeuvres ne sont pas en conflit entre elles


Comment Boileau exécutait-il Molière ? Il prenait une de ses oeuvres pour taper sur une autre (en faisant au passage une grossière approximation, puisque c'est en fait Géronte qui finit enveloppé dans un sac par Scapin) ; mais si, rappelez-vous :

"Dans ce sac ridicule où Scapin s'enveloppe,

Je ne reconnais pas l'auteur du Misanthrope."


Là encore, un tel tri n'a me semble-t-il guère de sens, sauf à supposer qu'un auteur ou une autrice devrait invariablement reproduire, avec de menues variations, une oeuvre antérieure (pas forcément la sienne d'ailleurs), plutôt que de décliner le projet d'ensemble qui sous-entend éventuellement son travail en des myriades de projets littéraires, tous plus palpitants les uns que les autres, et tous s'éclairant les uns par les autres.


La surprise est aussi ce qui fait le sel de la lecture – d'où un certain plaisir à voir une Emilie Querbalec (notre Ursula K. Le Guin à nous) écrire successivement trois oeuvres (trois fictions-paniers) aussi différentes, et pourtant aussi intimement liées, que Quitter les monts d'Automne, Les Chants de Nüying et Les Sentiers de Recouvrance (que vous devriez vous empresser de lire plutôt que de trop vous attarder sur ce billet).


Les critiques ne sont pas en conflit entre elles


Devant une oeuvre, les critiques sont toujours un peu me semble-t-il comme les aveugles de la fable face à un éléphant dont ils ne touchent qu'une partie : à elles toutes seules, elles ne peuvent se faire une idée précise de l'animal, il n'y a qu'en partageant leurs sensations qu'elles y parviendront.


C'est la raison pour laquelle j'essaye de préciser, dans mes chroniques, les points sur lesquels je converge ou diverge avec le reste de la blogosphère : l'idée n'est pas de nourrir le conflit, mais d'indiquer les limites de mon analyse, donc les endroits où une autre, potentiellement plus pertinente, est susceptible de prendre le relais de la mienne – parfois même il peut s'agir d'une critique portant sur une toute autre oeuvre.


D'une certaine manière, ce que je suis en train de dire – et c'est peut-être l'alpha et l'oméga de ce que j'appelle la critique-panier – c'est que rien ne peut se comprendre indépendamment du reste, l'ensemble des critiques devant être rapporté à l'ensemble des oeuvres, un peu comme dans le holisme de Quine (oui, sans doute devrais-je me rebaptiser Weirdaholiste).


Les critiques et les oeuvres ne sont pas en conflit entre elles


C'est peut-être là le point fondamental, puisqu'il touche au rôle de la critique par rapport à l'oeuvre qui l'inspire – car oui, comme une muse, une oeuvre inspire une critique, et qui serait assez fou pour s'en prendre à sa muse ? (Evidemment, ceci présuppose de ne chroniquer que des projets littéraires avec lequel on a a priori une affinité : c'est la ligne suivie ici, mais pour des raisons diverses, incluant les obligations professionnelles, elle peut être inapplicable.)


Ce rôle, Marcel Pagnol le voulait bienveillant, et il déplorait (dans Critique des critiques) que tant de critiques (théâtraux) aient mis leur érudition au service d'une vaste entreprise de démolition, plutôt que de s'en servir pour "conseiller" les dramaturges : les uns comme les autres ne sont-ils pas au fond dans le même grand panier, celui de la culture, que tant de personnes rêvent d'allègrement piétiner ?


C'est pourquoi, à mon humble niveau, je suis content d'apprendre que luvan a retrouvé, grâce à une des mes chroniques, le titre d'une oeuvre (Les 79 carrés de Malcolm J. Bosse, du reste une fiction-panier) qu'elle avait en tête en écrivant Cant ; ce n'est pas grand-chose certes, mais au moins le blogueur, suivant le voeu d'Aragon chanté par Jean Ferrat, aura-t-il été, l'espace d'un instant, "utile" à la créatrice :

"C'est un rêve modeste et fou

Il aurait mieux valu le taire

Vous me mettrez avec en terre

Comme une étoile au fond d'un trou"






Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire