mercredi 3 septembre 2025

Quanta de fiction

L'Echelle de Reuters de Claude Ecken


Analogie


Prenez une source de chaleur (Claude Ecken) et appliquez-la à un corps métallique (notre triste société technologique), vous obtiendrez un rayonnement lumineux dans toutes les couleurs du spectre – autant de percutants quanta de fiction, qui composent L'Echelle de Reuters (recueil lu en service de presse).


Si j'use d'une telle "analogie" (page 13 ou 78) en entame de chronique, ce n'est pas simplement pour faire pièce à la façon dont Claude Ecken, dans la nouvelle éponyme, utilise la célèbre catastrophe ultraviolette pour réfléchir à la gestion de l'information dans notre société, et à la "catastrophe ultraviolente" (page 21) qui peut en découler.


Non, c'est plus fondamentalement parce que l'analogie, utilisée au niveau individuel comme social, est un des modes privilégiés de la science-fiction critique de Claude Ecken – j'y reviendrai ponctuellement en cours de chronique, mais voilà d'ores et déjà un (très bel) exemple concret (pris lui page 352, dans la dernière nouvelle du recueil, "L'Appel de la nébuleuse", dont je reparle bientôt) :

"Les bébés telluriques et gazeux tètent le lait cosmique dispensé par les généreux seins de gaz, tapissent leur panse océanique de la soupe prébiotique chauffée dans le biberon cosmique. Les rots, bulles de gaz crevant les surfaces liquides, se perdent dans la chevelure atmosphérique qui a poussé en à peine deux millions d'année. Puis les flots ne se rident plus que sous la violence des éléments célestes."


Exactement comme dans Le Monde tous droits réservés, dont il prolonge – et à mon avis dépasse – les intuitions (ce qui devrait logiquement faire de L'Echelle de Reuters un bon candidat pour le prochain Grand Prix de l'Imaginaire ; aussi bien Feyd Rautha que le Nocher des livres seraient d'accord je pense), l'analogie devient, sous les doigts de Claude Ecken (et de ses personnages), un scalpel apte à disséquer le ventre mou de notre société – pour ne pas dire notre Empire – technologique, et à en extirper la tumeur qui la ronge – son refus de l'altérité.


Pour être plus précis, par-delà la disposition (fluide) retenue pour les nouvelles (chacune se liant à la précédente au moyen d'un thème précis, les textes étant par ailleurs groupés en sections séparées par des micro-nouvelles, desquelles je ne dirai rien sinon qu'elles sont extrêmement efficaces), il est possible selon moi de répartir les quanta de fiction de L'Echelle de Reuters en quatre grandes catégories (correspondant bien sûr aux quatre subdivisions suivantes de ma chronique) :

un premier ensemble s'attache à décrire la façon dont, dans notre société (voire dans notre univers), les choses sont techniquement organisées de façon à ce qu'il n'y ait aucune altérité, mais juste une "pensée unique" (page 77, je range dans cette catégorie "L'Echelle de Reuters", "Le Propagateur", "Excès de santé", "Dernier convoi", mais aussi le space-opera "L'Appel de la nébuleuse", soit 5 textes traitant de ce que Claude Ecken nomme dans sa postface, page 365, "les résistances au changement") ;

un deuxième ensemble nous parle de ces altérités existant potentiellement à la marge de nos sociétés, plus ou moins accessibles par des moyens technologiques, et définissant clairement"un monde partagé" dans le mauvais sens du terme (page 29, je range bien sûr dans cette catégorie "Un monde partagé", mais aussi "Les Jardins d'ADN", "La Licorne que refusa Noé" et "Le Reste peut attendre", soit 4 textes bâtis sur une ligne de faille) ;

dans le prolongement du deuxième, un troisième ensemble s'interroge sur le rôle de médiation que la technologie peut jouer (ou non) entre les êtres, afin de peut-être "ré-enchanter le monde" (page 229, je range dans cette catégorie "La Fin de Léthé", "Une épouvantable odeur de lavande", "L'Instant de la vérité", "De la tête à la main", "L'Anniversaire aux étoiles" et le space-opéra "Lune absente", soit 6 textes donnant un rôle relativement plus positif à la technologie) ;

plus radicalement, le quatrième ensemble suggère (de façon toujours poignante) que la technologie est, au fond, inutile pour établir une véritable "acceptation de l'altérité" (page 358, je range dans cette catégorie "Parole de chat", "Question de tact" et le space-opéra "Une éternité de plomb", soit 3 textes où la technologie abdique d'une façon ou d'une autre).


Ce classement est évidemment arbitraire, certaines nouvelles pouvant relever de deux catégories à la fois ; il me semble toutefois efficace pour rendre compte autant des idées-forces du recueil que de sa tonalité émotionnelle (l'ordre que j'adopte ici faisant grosso modo aller des nouvelles les plus réflexives aux plus émotives ; pour un ordre alternatif, voir la chronique du Nocher) – et c'est bien l'essentiel.


Pensée unique


L'idée-force du première ensemble, que toute négativité est désormais bannie de notre société positive, devenue "unidimensionnelle", a une longue histoire philosophique (car oui, Claude Reuters fait de la philofiction dans au moins deux des sens qu'Ariel Kyrou donne à ce terme, fiction faisant réfléchir et fiction sur l'altérité).


Cette idée a en effet été formulée pour la première fois par Herbert Marcuse en 1941 (dans Raison et Révolution, bien avant L'Homme unidimensionnel donc), puis reprise par Adorno & Horkheimer en 1947 (La Dialectique de la raison) ; de nos jours, elle est soutenue autant par Byung-Chul Han (par exemple dans L'Expulsion de l'autre) que par le groupe Tiqqun (Contributions à la guerre en cours) ou par Katia Schwerzmann (dans son article sur le transhumanisme et la biopolitique).


Dans "L'Echelle de Reuters", qui répond par-delà les années au "Monde tous droits réservés", Claude Ecken nous présente un informaticien (la première figure de technicien, Istvan Csicsery-Ronay dirait d'Homme Habile, du recueil) qui pense (naïvement ?) pouvoir rétablir ce qui manque dans le système médiatique au moyen d'un logiciel de son cru.


Voici comment il explique (page 23) sa démarche à un journaliste dépassé par les événements, en recourant à l'analogie physique évoquée en début de chronique (et à quelques autres, dont les fractales) :

"– L'absence de boucle de rétroaction négative, Théo, tu te souviens ?

C'est pas le moment, Fabien.

Au contraire. Vos outils d'analyse ne portent que sur l'info. C'est ce qui les rend caduques. Ensuite, vous vous servez une fois de plus des anciennes méthodes, celles du marketing. Vous pratiquez une approche analytique centrée sur la seule boucle de rétroaction positive, qui n'évolue que vers deux états : la croissance ou la mort. Qui n'avance pas recule, vous ne comprenez que cela. Le fractionnement de l'info émiette la pensée, mais ça vous est égal. Ce n'est pas la plus petite unité d'info que vous avez définie avec votre algorithme, mais le quantum d'émotion. Le problème est qu'une boucle de rétroaction positive est un puissant amplificateur. Tout le monde crie toujours plus fort ; il y aura toujours davantage de pétitionnaires et d'agitateurs qui postent plus vite qu'ils ne réfléchissent."


Avec "Le Propagateur", la plus longue nouvelle du recueil, quasiment une novella (aux ressorts proches du Goût de l'immortalité de Catherine Dufour), Claude Ecken approfondit ce thème en usant ce coup-ci d'une analogie biologique "classique" pour la mémétique, celle qui assimile les idées à des virus contaminant les cerveaux.


D'abord sceptique, le médecin légiste au coeur de l'histoire (peut-être une figure de l'auteur, je rejoins le Nocher sur ce point) va se rendre compte, autant en se confrontant à sa fille qu'à une mystérieuse vague de violence, que le cerveau humain – y compris le sien – est plus malléable qu'il ne le croyait tout d'abord (page 122) :

"Qu'est-ce qui me révoltait dans le fait qu'elle ignorât qui, de Voltaire ou Rimbaud, était né au dix-neuvième siècle, ou combien Beethoven avait écrit de symphonies, elle qui savait à combien de millions d'exemplaires s'était vendu le dernier tube de Squat ? Sans doute ma frustration de ne pas réussir à transmettre mes critères du bon goût, ma représentation du monde, mes mèmes. J'agissais comme un automate répliquant un système de représentation, sans me demander s'il était encore adapté à la société actuelle. C'était dur à accepter pour quelqu'un qui se targuait de penser par lui-même et faisait l'éloge de la rationalité."


Suivant les analyses de Giorgio Agamben (Homo sacer) ou du groupe Tiqqun, le dispositif qui tout à la fois change les hommes en sujets passifs – en Bloom – et procède à cette absorption continuelle de l'altérité, c'est ce que Foucault appelait le Biopouvoir, autrement dit le pouvoir en tant qu'il se préoccupe – en apparence – de la santé, voire du bien-être, de tous (un concept que la pandémie de Covid-19 a rendu très tangible).


Ca tombe bien, cette "société de bienveillance", comme l'appelle Pierre Cassou-Noguès, c'est précisément le sujet de la nouvelle "Excès de santé", où elle est emblématisée par une panacée, l'Unicament, qui maintient certes les citoyens en bonne santé, mais au prix de l'amoindrissement de leur forme-de-vie, pour employer un concept spinoziste cher au groupe Tiqqun (page 152, le Nocher compare avec raison cette nouvelle au GaTTaCa d'Andrew Niccol) :

"Ailleurs, les biomarqueurs compagnons surveillaient l'efficacité d'un traitement mais aussi son respect, verbalisant les oublis par un déremboursement proportionné, à défaut supprimant le soin. Participatif ! L'Unicament engage le patient, coopératif et soumis, le corps transparent révélant ses écarts à la norme et sanctionnant l'énorme écart."


On s'en doute, faire advenir un peu de vie – un événement dirait le groupe Tiqqun – dans un système aussi fermé à l'altérité est quasiment mission impossible ; c'est pourtant ce à quoi vont s'atteler, l'un à l'échelle du globe, l'autre à celle de l'univers tout entier, les protagonistes des nouvelles "Dernier convoi" (nouvelle conçue comme un gant jeté à la face des technosolutionnistes) et "L'Appel de la nébuleuse" (dont j'ai cité un extrait plus haut).


Que leur cible soit l'anthropocène ou le "principe anthropique" (page 340), un geste fou (évoquant le Rising Stars de Straczynski pour le second texte) est requis dans les deux cas, fou mais peut-être nécessaire, comme le reconnaît à demi-mots la narratrice de "Dernier convoi" (page 280) :

"Je réfléchis à ce que Maurandin m'a dit. Tout ce bavardage pour prouver qu'il avait raison de commettre cette abomination. Je ne l'approuve pas. Je ne peux pas l'approuver. Mais je sais, je sens qu'il a une fois de plus raison. On ne s'arrêtera pas avant qu'il ne reste plus rien. Beaucoup se préoccupent d'économiser, peu de préparer la suite !"


Monde partagé


A première vue, il peut sembler paradoxal que dans une société basée sur un permanent "altéricide" (suivant Dominique Quessada), autrement dit ne brandissant guère l'autre que comme l'image même de ce qu'il faut éviter de devenir, il y ait tout de même des exclus, des "vies abjectes" dirait Katia Schwerzmann – mais d'une certaine manière, elles sont la condition de possibilité du système, de même que, tout aussi paradoxalement, le capitalisme ne peut se perpétuer que grâce à l'existence de zones non marchandisées (comme l'a noté par exemple Nancy Fraser).


Claude Ecken a donc raison de décrire – dans au moins 4 nouvelles selon moi – un "monde partagé" (par la technologie), c'est-à-dire non pas un monde sensible auquel tous auraient également accès, mais bel et bien un monde parcouru par une ligne de faille délimitant un bon et un mauvais côté (ce que Jacques Rancière nomme le "partage du sensible", et qui n'est au fond qu'une hyperbolisation de la division du travail marxiste).


Dans "Un monde partagé", c'est le fossé qui sépare un appartement aseptisé géré par IA, pour que le bon citoyen ait tout le confort qu'il mérite, et la rue, où finit immanquablement tout "supposé mort-vivant" (page 41) :

"Il raconta que les tests génétiques effectués à sa majorité prédisaient à 80% son décès avant quarante ans, par une forme rare de pneumopathie à laquelle il était prédisposé. Les entreprises ne pouvaient avoir accès à son dossier médical, mais certaines étaient en droit de poser à leurs futurs employés des questions relatives à la santé, lorsque celles-ci étaient en rapport avec l'activité."


Dans cette idée (présentée ici sous une forme biopolitique, analogue à "Excès de santé" donc, le Nocher l'a bien vu) que les hommes sont prédestinés à être ou non en état de grâce, et que s'ils le sont, leur réussite au travail en fera la preuve éclatante, vous aurez reconnu l'éthique protestante que Max Weber a désigné comme la morale du capitalisme...


Rien d'étonnant donc à ce que Claude Ecken mette en lumière ces postulats religieux cachés dans un texte comme "Les Jardins d'ADN", relecture génétique de la Genèse où Adamou et Liliva (oui, Lilith est ici préférée à Eve) n'ont accès à l'espace éponyme, propriété de Vauledieu convoitée par Monsatan, que pour le cultiver, et c'est tout – ici la ligne de faille passe entre Nord riche et Sud pauvre (pages 62-63) :

"Si les Blancs ont façonné l'agriculture du pays à leur image, détruisant au passage les méthodes traditionnelles des burkinabés, ils n'ont jamais désiré que ceux-ci soient leurs égaux. Ils ne partagent pas leur connaissance, ils la mettent simplement à disposition, réclamant en retour considération, obéissance et servilité."


La génétique – toujours associée au Biopouvoir, thème décidément très présent dans L'Echelle de Reuters – est encore au coeur de "La Licorne que refusa Noé" (autre motif biblique), mais appliquée ce coup-ci aux humains à naître, du moins quand leurs parents ont les moyens de se payer "un Traitement génétique prénatal" (page 142).


En refusant la généralisation de ce TGP, et en ne décrétant pas plus son interdiction (seule position admissible selon moi), le Président entérine un eugénisme à la carte, réservé à l'élite, ce que refuse la narratrice (non sans ambiguïtés, même si le passage suivant, pages 144-145, me semble clair) :

"La définition de l'eugénisme comme sélection génétique à l'échelle d'un groupe n'est plus pertinente à partir du moment où quantité de parents fortunés l'effectuent individuellement. Ou alors, il n'aurait jamais fallu commencer à rien modifier ni trier. Les plantes qu'on cultive, les animaux qu'on élève... Ni privilégier les critères de beauté, de rentabilité, devant ceux du bien-être, rien !"


Avec "Le Reste peut attendre" enfin, Claude Ecken revient à une ligne de faille géopolitique, celle qui sépare la France ultra-technologique de Dimitri de l'Afghanistan rustique d'Ahmad ; mais il suffit d'un devoir scolaire et d'une météorite pour que les deux mondes se rapprochent plus qu'ils ne l'auraient dû, à l'aide – involontaire – de la technologie (en avance de phase sur la section suivante donc), qui demeure toutefois menaçante ou du moins peu rassurante (page 283, début de la nouvelle) :

"D'abord Dimitri s'amusa de la terreur qu'il provoqua. L'adolescent, pauvrement vêtu, écarquillait les yeux, partagé entre le désir de fuir et celui d'observer le phénomène, pétrifié devant la silhouette translucide, vaguement luminescente, surgie de nulle part."


Ré-enchanter le monde


Dans certaines nouvelles toutefois (au moins 6, mais "Le Reste peut attendre" joue aussi sur ce tableau), la technologie – souvent incarnée par celui ou celle qui la manie, voire qui l'a conçue – semble jouer un rôle actif pour tenter de rapprocher – donc de réparer – la plaie béante qui s'ouvre entre deux personnes (voire entre une personne et son identité, j'y reviens tout de suite).


Autrement dit, la technologie pourrait enfin jouer le rôle pour lequel elle a été primitivement conçue, médiatiser notre rapport au monde, et servir d'outil – de prolongement de notre main – plus que de machine – à laquelle notre main doit se soumettre (j'utilise ici la distinction classique faite par Hannah Arendt dans La Condition de l'homme moderne, distinction reprise par exemple par l'Alain Damasio de Scarlett et Novak).


Je parle au conditionnel parce que ce bienfait supposé n'advient pas toujours, et que la tentative risque souvent de tourner court ; par exemple, dans "La Fin de Léthé" (qui est bien plus grave que ne le suggère le jeu de mot dans son titre) et dans "Une épouvantable odeur de lavande" (nouvelle qui m'évoque "L'Enfance d'un chef" de Sartre), un.e spécialiste – "voyageur temporel" dans le premier cas, "olfactothérapeute" dans l'autre – tente de réconcilier une victime d'accident (?) ou d'agression (?) avec son futur ou son passé, avec dans les deux cas des résultats mitigés.


Voici comment est décrit ce processus de médiation dans "Une épouvantable odeur de lavande" (page 177), à l'aide bien évidemment d'une analogie révélatrice, ici le classique maison / esprit  (notez qu'il y a aussi une analogie dans "La Fin de Léthé", mais l'exposer en détail amoindrirait l'impact de la nouvelle) :

"Finalement il n'a pas la mémoire pelée mais tapissée de lés vierges. L'entreprise de restauration à laquelle se livre l'olfactothérapeute consiste à déchirer le papier des murs. Gratter une cloque suffit parfois à dévoiler d'importantes portions de souvenirs. Il subsiste pourtant des zones rebelles, indécollables. Ce sont les parties auxquelles en général on décide de s'attaquer plus tard, parce qu'il est plus facile et plus amusant d'arracher de larges surfaces. Mais leur présence agace autant qu'elle décourage quand on considère la somme de travail pour en venir à bout."


Dans "L'Instant de vérité" et "De la tête à la main", l'enjeu est pour le protagoniste de se réconcilier avec son père –mourant ou mort – au moyen d'une technologie fondamentalement ambiguë – un "détecteur de mensonges portable" ou des "implants mémoriels"; mais la démarche n'a de sens – et n'est susceptible de réussir – que parce que, dans les deux cas, le personnage a un lien personnel avec la technologie en question, laquelle suscite bien des dérives par ailleurs ("De la tête à la main", page 249) :

"Comme s'il avait lu dans ses pensées, le neuropsychiatre précisa que le précédent client s'était fait greffer des souvenirs thérapeutiques : la sensation de bien-être après un effort physique, le dégoût pour les aliments trop riches, le plaisir de longues promenades dans la campagne.

"C'est mieux qu'un anneau gastrique, non ? On soigne aussi les timides, les hypocondriaques, les colériques, ceux qui battent leurs femmes...

... et on s'envoie, compléta Julien, les souvenirs de vacances ou de relations extra-conjugales, offerts par l'entreprise pour aider ses employés à supporter les cadences infernales. Les salariés effectuent des heures sup avec le sourire.

Nous sommes une maison sérieuse, ici, dit le neuropsychiatre d'un ton pincé."


Le thème de la réconciliation – ce coup-ci entre deux frères – est également au coeur de "L'Anniversaire aux étoiles", mais je ne peux dévoiler le rôle qu'y jouera la technologie sans vous gâcher votre plaisir de lecture ; je me contenterai donc de citer un passage où la technologie brille au contraire par son absence, faisant ainsi ressentir la charge mentale qu'elle nous impose perpétuellement (page 306) :

"On perdait facilement le sens de l'orientation dans le désert. Le citadin qu'il était ne prenait conscience qu'à présent de la rumeur persistante de la ville dans laquelle il baignait au quotidien. La sensation d'apaisement ne dura que le quart d'heure nécessaire pour faire place à un sentiment d'oppression. Ils étaient seuls dans l'univers, seuls avec pour unique réconfort le paisible scintillement des étoiles muettes."


Cette nouvelle introduit le thème de la – possible – rencontre avec des extraterrestres, dans laquelle, comme le montrera le space opera "Lune absente" (sous influence de Baxter ou Stapledon pour Feyd Rautha), l'échange potentiel de technologie aura un rôle à jouer ; ici, l'ambiguïté provient de ce que la simple avancée technologique ne suffit pas par elle-même, elle n'est rien sans la volonté de se comprendre, qu'aucune technologie ne confère (page 335) :

"– En tant qu'anthropologue, se lança Yuan non sans hésitation, je considère chaque civilisation comme un inestimable trésor, et je suis prêt à recevoir avec humilité ce qu'elle a à m'apprendre. J'ai aussi accueilli chaque étape de ma formation comme une chance d'apprendre davantage. Pas vous, Chen."


Acceptation de l'altérité


La communication avec l'Autre, c'est bien au fond la fin ultime à laquelle devrait se soumettre toute technologie, et qu'elle perd souvent de vue dans une sorte d'ivresse technique (si je puis dire) – d'où sans doute la proposition radicale formulée dans au moins 3 nouvelles : la technologie est-elle vraiment nécessaire à une meilleure compréhension de l'Autre, ou ne brouille-t-elle pas la communication plus qu'elle ne la facilite ?


Dans le poignant "Parole de chat" (qui est peut-être à l'origine du Trym des Champs de la lune), Claude Ecken nous présente ainsi un scientifique (dont le nom, Norbert Mangol, dit assez comment il est perçu, "un Mengele en puissance", page 198) et un chat, Amos, seul rescapé d'une expérience ayant consisté à greffer des cordes vocales à deux félins et à leur apprendre à parler (d'où l'intérêt malsain que lui porte un pisse-copie, Vendelette).


Au-delà de la manipulation biologique, la nouvelle interroge la place (peut-être démesurée, à voir la façon dont nous traitons les autistes non-oralissants) que nous accordons au langage (la plus vieille des technologies, après les gestes, qui sont peut-être plus efficaces parfois, voir page 217, avec là encore une analogie) :

"Je finis par considérer Amos avec une gravité identique à la sienne, laissant affluer dans ma tête, comme les vagues d'une marée montante, les riches heures de quinze années de vie commune. Je n'ai jamais vécu aussi longtemps avec n'importe quel être vivant, pas même avec mes parents, qui préféraient m'éloigner d'eux dans de dispendieux pensionnats et de stimulantes colonies de vacances l'été, ni avec mes épouses, dont aucune n'a supporté ma présence plus de dix ans. Amos et moi savons interpréter la moindre de nos attitudes, le geste le plus discret, mais je ne lui connais pas cette insistance dans le regard, et j'ignore que lui répondre en retour."


Même si "Question de tact" évoque (page 212) la célèbre question de Thomas Nagel sur ce que pense une chauves-souris, l'enjeu y est plutôt ce coup-ci la communication entre humains, que faciliterait peut-être – ou peut-être pas – l'invention d'un "casque de télépathie".


On y voit notamment le narrateur ne pas prêter tant d'attention que ça à la collègue avec laquelle il reconnaît pourtant avoir le plus d'affinités (Judith Etvéri, dont le nom est symptomatiquement l'anagramme de "vérité", et dont le prénom sonne comme "je dis"), et se focaliser plutôt sur les deux autres membres de son équipe (page 233) :

"Tous deux me galvanisaient au point que je n'éprouvais jamais de difficultés à me lever le matin. Si je me sentais en phase avec Fabien sur le plan intellectuel, je recherchais la proximité d'Isabelle pour des raisons que je désespérais de lui faire comprendre un jour."


D'une certaine manière, cette question des affinités électives (entre un personnage et son Autre) est au coeur du space opéra "Une éternité de plomb", où un androïde n'ayant rien à voir avec HAL (et tout avec un chat) assiste un humain dans une mission dont le sens apparaîtra peu à peu (je n'en dirai donc rien, même si on comprend très vite de quoi il retourne, et que l'essentiel de la nouvelle tient plus à la relation entre les deux protagonistes qu'aux détails de leur but commun).


Quoique l'existence de ce "serviteur" doive évidemment tout à la technologie, sa fidélité à son "maître", elle, le lui doit au fond rien (et tout à l'amitié), comme il le souligne lui-même page 343 (la nouvelle étant contée de son point de vue, radicalement autre) :

"Dans les tréfonds de ma conscience sont gravés les impératifs d'obéissance qui me différencient des vraies Sapiences artificielles, les Autonomes. Je garde malgré cela, voire en fonction d'eus, mon libre arbitre. En effet, ce n'est pas seulement par soumission que j'assiste Elloran Senalden. Sa dérisoire obstination me touche. Il la nourrit de la noblesse d'âme qui a souvent manqué à ses semblables."


L'ordre dans lequel j'ai présenté, après les avoir classées en 4 grands ensembles, les 18 nouvelles de L'Echelle de Reuters suggère une progression dans la pensée de Claude Ecken qu'il ne revendiquerait sans doute pas, lui qui se réclame (de fort belle manière) en postface (page 369) du "principe d'incertitude" ; mais cela m'a permis – du moins je l'espère – de vous montrer tout l'intérêt de sa science-fiction.


J'ai beaucoup insisté – trop sans doute – sur sa capacité à nous faire réfléchir, moins sans doute sur sa capacité – bien réelle – à nous émouvoir, parce que je pense que la deuxième n'est au fond que la conséquence logique de la première, suivant un mécanisme classique en science-fiction (les situations nouvelles entraînant, sinon des sensations neuves, du moins des émotions renouvelées).


Pour le dire autrement – et ça sera la conclusion de cette longue chronique – L'Echelle de Reuters occupe, peut-être plus que Le Monde tous droits réservés, un haut niveau sur l'échelle d'Egan (qui comme chacun sait est un des nombreux outils à disposition du jury du Grand Prix de l'Imaginaire).





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