Barbares de Rich Larson
Chroniquant Ymir, Paul Di Filippo (l'auteur d'Un an dans la Ville-rue) décrivait Rich Larson en ses termes (je traduis, sans doute mal, je ne suis pas Pierre-Paul Durastanti) : "un jeune écrivain qui incarnerait tout à la fois les valeurs cardinales, les tactiques et l'atmosphère de la SF classique, tout en véhiculant des attitudes, une atmosphère et une émotion ultra-contemporaines".
C'est certainement vrai de la novella Barbares (lue en service de presse), qui a pu être décrite à la fois comme "classique mais bien exécutée" (par Apophis, voir sa chronique pour une liste possible d'influences) et "trash et un peu dégueulasse" (par Feyd Rautha, comme moi punk dans l'âme) – elle est certainement tout cela, et bien plus encore.
Selon moi (et selon Anudar), Barbares s'inscrit en effet dans la lignée de ces UHL qui semblent avant tout viser le pur plaisir de leur lectorat (et qui y réussissent fort bien), mais qui n'en recèlent pas moins, pour les maniaques du décryptage dans mon genre, des profondeurs insoupçonnées – Rich Larson est donc à ranger du côté de Tade Thompson (la trilogie Molly Southbourne) et de Claire North (la trilogie des jeux, aka Le Serpent, Le Voleur et Le Maître).
Décryptons donc, en partant de ce qui est le plus évident dans le texte, à part son côté enlevé : "la prodigieuse quantité de néologismes" (dixit Apophis), ou plutôt de néosèmes, pour utiliser la distinction faite dans The Seven Beauties of Science Fiction par Istvan Csicsery-Ronay.
Selon le critique américain, un néosème est un mot inventé dont on peut retrouver la source dans le langage courant et donc à peu près comprendre, par exemple un mot-valise ("volbot" combinant "vol" et "robot") ou une abréviation ("merc" pour "mercenaire") ; au contraire, un néologisme pur et dur est totalement déroutant si aucune explication n'y est associée, par exemple le Balrog de Tolkien ou le Snark de Lewis Carroll - c'est sans doute pour cela que Rich Larson les évite.
Evidemment, tous ces néosèmes, maniés sans effort par la narratrice, Yanna, servent à instantanément dépayser le lecteur ou la lectrice, beaucoup moins à l'aise avec des vocables tels que "cuvetivé" ou "carniflash" ; ces mots sont dont un vecteur privilégié du sense of wonder, version sublime, surtout quand l'auteur prend le soin de déployer leur potentiel évocatoire, par exemple page 16, où Yanna est pour une fois à l'unisson du lecteur ou de la lectrice désemparé.e :
"Cette vue d'ensemble me vaut un frisson intellectuel, sans doute du genre que la religion causait autrefois. Le nagevide a un aspect vaguement aquatique, d'où le nom : un corps fuselé, des nageoires membraneuses, pas de vraie tête mais une sorte de gorge, l'amas implosé de nerfs avec lequel il hume les lointaines nébuleuses."
On est donc en plein dans ce que j'appelle le word-building, Yanna utilisant du reste ces néosèmes dans des comparaisons, par exemple (page 19) dans ce que Milan Kundera (Les Testaments trahis) appelle une métaphore existentielle (une image concrète décrivant une réalité abstraite, pour le dire vite et mal, avec cette particularité qu'ici le lecteur ou la lectrice n'a pas encore vu le concret en question) :
"Lui parler, là, c'est comme tenter de se faufiler dans un bosquet d'arbres-bouchers : les brèches se referment toutes au mauvais moment et les angles prometteurs se voient barrés par les piquants."
Vous avez compris où je veux en venir ? Alors qu'elle est si habile à manier ces néosèmes qui nous interloquent, Yanna l'est beaucoup moins quand il s'agit d'interagir avec son partenaire, Hilleborg – ce que souligne, d'une certaine manière, leur dialogue, en apparence anodin, dans la première scène, page 9 (sans parler de leurs difficultés de télécommunication au cours de l'intrigue) :
"– Je sais que tu n'aimes pas les bouches.
– Des fosses à bactéries."
En reprenant à la toute fin de l'histoire (page 96) ce motif du "nid à bactéries" (en mode setup-payoff), Rich Larson semble confirmer que Barbares, à sa façon débridée, parle tout autant d'incommunicabilité que le Solaris de Stanislas Lem ou que L'Affaire Crystal Singer d'Ethan Chatagnier – à moins qu'il ne s'amuse avec les maniaques de l'interprétation comme moi ?
Plus généralement, Rich Larson me semble parler de la vacuité (ou de la profondeur insoupçonnée) qu'il y a derrière les postures convenues ou figées (des gens, mais aussi des histoires) ; je pense par exemple à ce que dit Yanna (page 72) de ses employeurs, une fois qu'ils approchent l'objet de leur quête (un "MacGuffin à faire pleurer Hitchcock" d'après Feyd Rautha) :
"Ils me dévisagent, et je comprends un truc : pour eux, l'histoire s'achève au caveau – une histoire qu'ils se sont racontée toute leur putain de vie."
Ce constat explique sans doute la fin de Barbares, qu'Apophis juge "un poil insatisfaisante" ; Feyd Rautha, de nature à "provoquer un grand éclat de rire" ; et moi, parfaitement logique, vu que Rich Larson entend, dans ma vision des choses, dénoncer la façon dont un objectif aliène autant un personnage qu'un scénario – dans cette optique, savoir s'émerveiller le long d'un trajet est beaucoup plus important que la destination à atteindre.
J'en veux pour preuve (bancale, j'avoue) cet autre néosème, qui renvoie à l'astuce scénaristique bien connue du fusil de Tchekhov (page 20) :
"En dernier, je prends le tchekhov, l'arme à un coup, au canon court, avec laquelle je n'ai jamais tiré, ni voulu tirer – hors des simus."
Sans surprise, Yanna va d'abord refuser d'utiliser l'engin (page 34), avant de finir par s'y résoudre (page 71, où elle "lâche trois coups de feu" pour faire marcher son stratagème face au warjack) ; mais c'est tout à la fin de Barbares (page 92) que le tchekhov va révéler son véritable usage, réconcilier Yanna et Hilleborg, aka abattre la barrière de non-dits érigée entre eux – non, je ne perds pas l'incommunicabilité de vue.
En affichant ainsi les ressorts scénaristiques qu'il utilise, Rich Larson revendique certes sa volonté de nous offrir, plutôt qu'une tranche de vie, une tranche de gâteau à la Hitchcock ; mais il nous signale aussi, d'une certaine manière, que le vrai butin à glaner dans cette "chasse au trésor intergalactique mortelle" (page 61), c'est le "spectacle" (page 47) offert au passage par l'univers – même en décomposition.
Au bout du compte, sous ses oripeaux de pur divertissement (qu'elle est incontestablement), cette novella de Rich Larson me semble donc bel et bien dissimuler une conviction semblable à celle qui anime Les Chants de Nüying d'Emilie Querbalec ou La Millième nuit d'Alastair Reynolds (deux textes comprenant également de gigantesques formes de vie aquatiques) : le sense of wonder n'est pas que l'effet emblématique de la science-fiction, il peut aussi être un mode de vie et, en tant que tel, un rempart contre l'hubris humaine et les projets inconsidérés qu'elle engendre.
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