Monica de Daniel Clowes
J'en parlais à propos du génial Vilnius Poker, certaines oeuvres reposent sur ce que Stéphane Lojkine appelle un "dispositif" et voit comme un "troisième niveau de la représentation" au-delà de la "linéarité discursive" (le fil du texte) et de la "structure textuelle" (l'intrigue, pas forcément racontée dans l'ordre) ; dans la lignée du Groupe Mu, Marie-Laure Florea préfère parler de "tabularité" en opposition à la "linéarité" ordinaire (elle cite en exemple les "histoires dont vous êtres le héros"), mais c'est la même idée – qu'on retrouve, soit dit en passant, dans la Ballade de Gin & Bobby et le Héctor de Léo Henry, d'où sans doute son amour pour Clowes.
Que Monica soit une telle oeuvre (en dépit de son aspect graphique en apparence des plus sages), j'en veux pour preuve le simple fait qu'elle soit divisée en 9 fragments (9 "segments" dirait InitialesBD, 9 "mini récits" dirait Eric Debarnot, 9 "chapitres" dirait Alice) séparés en 2 ensembles bien distincts par la couleur de fond des pages, le blanc pour la quête intime de Monica (fragments 2, 4, 6, 7 et 9) et le gris-jaune (le crème si vous voulez) pour ce qu'Alice appelle (de façon discutable selon moi, j'y reviendrai) les "intermèdes oniriques" (fragments 1, 3, 5 et 8) – pour une distinction chromatique plus fine, peut-être à tort, voir la chronique de Joe McCulloch.
Au-delà de l'évidence pertinence qu'il y a à adopter pareille forme éclatée pour une bande dessinée traitant notamment d'identité et de quête de sens (ou plutôt des "choses dont nous imprégnons l'existence pour lui donner un sens", suivant Clowes lui-même dans cet entretien avec Juana Summers), ce dispositif révèle selon moi la volonté, manifestée par Clowes auprès de Françoise Mouly, de (je traduis) "prendre une histoire portant sur une personne donnée à un moment donné de l'Histoire et en faire une partie d'une histoire plus vaste" – d'où d'ailleurs les planches de titre (non numérotées) sur fond gris-jaune (oui, comme les soi-disant "intermèdes") et les images en deuxième et troisième de couverture.
Les fragments sur fond gris-jaune (1, 3, 5 et 8) représentent donc à mon sens la façon dont l'histoire de Monica s'ouvre sur d'autres, et qu'elles soient rêvées ou non par elle, voire écrites comme le pensent Joe McCulloch ou Hal Johnson (page 100, Monica donne à lire les "histoires" qu'elle écrit à un personnage ressemblant beaucoup à Daniel Clowes), l'enjeu pour le lecteur ou la lectrice – qui ne peut donc pas se contenter d'un simple feuilletage passif – est de les relier à la trame principale de l'histoire de Monica (fragments 2, 4, 6, 7 et 9), avec évidemment plus ou moins de bonheur – c'est le jeu, et il va croître en complexité...
Commençons par le plus simple, le fragment 1, "Foxhole", qui a été inspiré à Daniel Clowes par une couverture de Jack Davis pour un EC comics de guerre, Two-Fisted Tales, comme il l'explique à Francoise Mouly ; sans surprise on y voit deux soldats, Johnny et Butch, discuter de leur futur passablement compromis (notez qu'un troisième, Finley, intervient en arrière-plan ; je cite ici la fin du dialogue, page 5, parce qu'elle introduit la thématique eschatologique, importante dans Monica) :
"Dans mon rêve, le nuage arrive finalement ; le ciel devient tout rouge ; il y a une pluie de feu et de sang ; et telle une blessure, le monde s'ouvre.
Tout ce que nous avons aimé est enseveli, détruit, disparu à jamais."
Le lien de Johnny avec l'histoire de Monica est immédiat, puisque dès l'entame du fragment 2, "Pretty Penny", consacré à sa mère (et pensé comme une romance, mais sur un mode ironique, à la Love Everlasting), nous voyons cette dernière tromper son fiancé, Johnny, "parti tuer des mômes, à la gloire de l'oncle Sam", avec "un foutu juif" (page 7), comme Leonard se décrit lui-même (prenant acte d'un certain antisémitisme ordinaire, contre lequel Monica s'insurgera page 47).
Ce passage fournit également une justification pour le fragment 8, "Krugg" (le nom de Leonard, d'abord écrit avec un seul K), où le peintre (ouvertement calqué sur Bernard Krigstein) nous décrit sa vie des années plus tard, incluant (page 91) sa rencontre avec une "femme désespérée" perdue dans des "délires salaces de filiation perdue" – autrement dit Monica, alors en quête de son père putatif (je cite à dessein le passage le plus délirant de cette confession, page 90) :
"Après beaucoup d'efforts mentaux, j'ai appris à me transformer en plante, en insecte ; mes capacités s'étant développées, j'ai pu rôder la nuit, invisible, dans les rues d'Inglewood."
En mentionnant Inglewood (et en montrant à l'image le "Rondos", qu'on avait vu, sous une autre forme, et sous le nom de "Rondo's Grille", page 27, fragment 3), ce passage jette un pont vers les fragments 3 (probablement le plus délicat, donc sans doute le plus crucial) et 5, le premier se déroulant à Inglewood (et un lieu – imaginaire a priori – dans les environs, nommé Elsinore comme la ville d'Hamlet ou le théâtre de Salem) et le deuxième passant par North Inglewood.
Parlons d'abord du fragment 5, "The Incident", un polar dont le héros, Johnny, qui travaille avec un Finley, est à l'évidence l'ancien fiancé de Penny (même cheveux blonds et même visage carré) ; le rattachement est évident donc, mais l'histoire l'est beaucoup moins...
L'incident éponyme ne sera en effet jamais clairement élucidé par Johnny, non seulement parce que l'enjeu est à l'évidence trop gros pour lui, mais aussi parce qu'il peine à l'appréhender, comme un enfant ne comprenant rien aux sales petits jeux des adultes (il rappelle donc Monica dans le fragment 2, "Pretty Penny" ; je cite la page 52, mais rencontré par Monica page 63, Johnny manifestera peu ou prou la même incompréhension) :
"Il m'a fait le topo, mais c'était si compliqué que je n'arrivais pas à suivre."
Etant donné toutefois que ce fragment est postérieur au 3, nous supposons que le "barrage de police" rencontré page 50 par Johnny sur le chemin d'Inglewood dissimule peut-être le secret, digne d'un thriller paranoïaque (au hasard, Invasion of the Body Snatchers, dans la version de Don Siegel, celle utilisant, dans un second rôle non crédité, un des acteurs préférés de Clowes, Richard Deacon), que nous avons entrevu dans le fragment 3.
Venons-en maintenant à ce cauchemardesque (dans tous les sens du terme) fragment 3, "The Glow Infernal", pour lequel Daniel Clowes revendique l'influence du récit "Midnight Mess!" créé par Al Feldstein & Joe Orlando pour un des plus célèbres EC comics d'horreur, Tales from the Crypt, mais aussi, dans l'entretien avec Juana Summers, l'influence des histoires de son ami Richard Sala (auquel l'album est dédié, page 6) – deux références auxquelles on peut sans doute ajouter, comme Eric Debarnot, le nom de Charles Burns (la trilogie Nitnit ou Dédales).
Plus sans doute qu'aucun autre fragment de Monica, "The Glow Infernal" peut se savourer comme une histoire courte, parfaitement auto-suffisante, sauf qu'elle est en fait insérée dans une "mosaïque" (comme dirait InitialesBD) d'autres histoires, avec lesquelles elle doit, fatalement, entrer en résonance, d'une façon ou d'une autre – ne serait-ce qu'en véhiculant un même sentiment d'absurdité existentielle.
De mon point de vue, tout trouve un sens grâce à la très forte ressemblance qu'entretient l'arbre aperçu à la fin de "The Glow Infernal" (page 36) et celui au pied duquel Monica récupère (page 105, fragment 9, "Doomsday") un objet "enterré" bien des années plus tôt (page 48, fragment 4, "Demonica", je n'en dis pas plus à dessein pour ne pas trop déflorer l'intrigue).
En liant ainsi le fragment 3 avec les deux seuls fragments de la vie de Monica (4 et 9 donc) dans lequel le fantastique fait directement irruption (ce que bien sûr Monica niera page 55, parlant de simples "hallucinations" et de "mémoire rêvée", sans doute l'expression-clé de l'oeuvre), nous donnons un sens – immémorial – à ce surgissement, tout en tombant, peut-être, dans le piège de ce dispositif narratif soigneusement ourdi par Daniel Clowes...
Le sujet de Monica est peut-être précisément au fond l'impossibilité d'assembler en un tout cohérent les pièces du puzzle de notre vie, laquelle serait toujours fondamentalement comme ce ruban de Moebius narratif au coeur du Lost Highway de David Lynch, ou comme ces deux fragments consécutifs de Monica qui se regardent en chiens de faïence (car oui, l'absence de tout "intermède" entre deux fragments consacrés à Monica est sans doute tout aussi signifiante) :
– le fragment 6, "Success", nous montre Monica céder à cette éthique protestante de l'activité (pour ne pas dire "cet horrible instinct de compétition", page 59) qui est l'essence même du capitalisme (suivant Max Weber) ;
– inversement, le fragment 7, "The Opening The Way" (préparé par la présence d'une "brochure" pages 23 et 24 du fragment 2", Pretty Penny") nous la montre rechercher (dans les marges d'une société qui la tolère mal) une vie contemplative, loin de "l'idiotie du monde, les tweets, les auditions au sénat, les guides de voyage" (page 79).
Evidemment, la vraie Monica n'est ni l'une ni l'autre ; en fait, il n'y a sans doute pas de vraie Monica, ni même de vrai vous – après tout, comme l'a montré le dernier Michel Foucault (celui de l'Histoire de la sexualité), l'idée qu'il faudrait absolument poser son ego comme un objet de connaissance ne va pas de soi, elle a été promue par le christianisme, et récupérée par le capitalisme... S'il y avait une leçon à tirer de Monica (album récompensé par le Fauve d'or à Angoulême 2024), elle serait sans doute là.
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