Voile vers Byzance de Robert Silverberg
Il a dû être difficile de choisir la novella qui allait tout à la fois avoir le redoutable honneur de porter le numéro 60 dans la collection Une-Heure Lumière, et surtout passer après les réussites incontestables qu'étaient les numéros 58 (Défense d'extinction) et 59 (A lire à ton réveil) ; c'est sans doute la raison pour laquelle le Bélial' a sagement opté pour la reprise d'un classique de 1985, Voile vers Byzance (ouvrage lu en service de presse) – voir chez Feyd Rautha pour le parcours éditorial détaillé du texte.
Contrairement à, par exemple, Le Chemin de l'espace, Voile vers Byzance relève de ce que j'appellerai volontiers la "veine sentimentale" de Robert Silverberg, à condition de prendre "sentimentale" au sens large : s'il sera ici question d'amour stricto sensu (donc de romance), le sentiment en question peut tout aussi bien être l'amour maternel, comme dans le roman L'Enfant du temps, où le ressort science-fictif est également le voyage dans le temps (Soleil vert préfère parler de "veine touristique", et il pourrait non sans raison me rappeler qu'après tout L'Enfant du temps est tiré d'une nouvelle d'Isaac Asimov, également adaptée en manga par un.e artiste dont le nom, hélas, m'échappe).
J'ai employé le terme "science-fictif", mais comme le remarquent autant Gromovar (en comparant avec raison la novella à Salammbô de Flaubert ou aux Contrées du rêve de Lovecraft) que Laird Fumble et le Nocher des livres (en invoquant la Tanith Lee du Bain des Limbes), et comme le prouve l'extrait suivant (pris pages 16-17), Voile vers Byzance relève plus à première vue de la fantasy onirique (et oui, ça soulève l'intéressante question éditoriale de savoir si la novella ne serait pas la première, ou la deuxième après Kid Wolf et Kraken Boy, romantasy publiée par le Bélial') :
"Fantômes, chimères et créatures abondaient. Deux centaures élégants et sveltes, le mâle et la femelle, paissaient à flanc de colline. Un porteur d'épée à la forte carrure et aux cuisses épaisses surgit sous le porche du temple de Poséidon ; il tenait une tête de Gorgone tranchée, qu'il brandit d'un grand geste en souriant jusqu'aux oreilles."
J'ai aussi parlé de "romance", donc vous ne serez pas surpris d'apprendre que les 18 chapitres (non numérotés, et de longueur inégale) de Voile vers Byzance se répartissent aisément en 3 parties correspondant à chacune des 3 étapes d'une romance hollywoodienne canonique, 4 si l'on suit la subdivision de Jean-Luc Godard dans Eloge de l'amour (le boy étant Charles Phillips, et la girl, Gioia) :
– boy meets girl ou la rencontre puis la passion (chapitres 1-5, prenant presque la moitié de la novella, et situés majoritairement à Alexandrie) ;
– boy loses girl ou la séparation (chapitres 6-14, situés majoritairement à Mohenjo-Daro) ;
– boy gets girl ou les retrouvailles (chapitre 15-18, avec entre autres un retour à Alexandrie).
Ajoutez à cela des figures d'ami.e de bon conseil (Bélilala ou Y'ang-Yeovil), et vous avez à première vue une romance des plus classiques... sauf que Robert Silverberg regarde en fait bien plus du côté de Vertigo (le génial film d'Hitchcok inspiré du roman D'entre les morts de Boileau-Narcejac, lui-même redevable au Bruges-la-Morte de Rodenbach), voire de Peter Ibbetson (l'excellent film d'Hathaway d'après George DuMaurier).
Outre la substitution d'une femme par une autre à la moitié (environ) de l'oeuvre (ici page 54, sur les 127 que compte la novella), Robert Silverberg retient surtout de Vertigo la double scène (au début et à la fin) de "l'ascension" (page 23) non d'un clocher mais du Phare d'Alexandrie, avec peut-être aussi, comme chez Hitchcock, une réminiscence de l'El de Bunuel (page 28) :
"Enfin, alors que Phillips s'essoufflait et cédait au vertige, Gioia et lui débouchèrent sur le deuxième balcon, qui marquait la transition entre la section octogonale et le dernier étage du Phare, un mince cylindre.
Elle se pencha dans le vide en s'appuyant sur la balustrade. "Oh, Charles, regarde-moi cette vue ! Mais regarde !"
C'était stupéfiant."
Comme cet extrait le laisse pressentir, avec son insistance (très vernienne) sur le regard, et comme le montrera aussi le retour du "vertige insidieux" (page 78) dans une scène de bains calquée, elle, sur l'Othello de Welles d'après Shakespeare, le malaise de Charles Phillips a beaucoup à voir avec le fait de vivre dans "une superproduction" (comme il dit page 37) – autrement dit d'être un "visiteur" (page 74) transplanté depuis 1984 (la date d'écriture de la novella, mais difficile de ne pas penser à la dystopie d'Orwell) jusqu'au "cinquantième siècle" (page 17), pour servir de "vedette des attractions" (page 64).
Un peu comme chez Wells (ouvertement mentionné page 79), le "voyageur temporel" qu'est Charles Phillips se retrouve projeté dans un futur lointain où ce qu'il reste de la classe dominante (après un programme eugénique ayant visiblement abouti autant à l'immortalité qu'à un "canon unique", page 19) se repaît du spectacle d'anciennes cités, ressuscitées pour un temps par d'invisibles esclaves techniques (des Morlocks mécaniques en quelque sorte, que Charles Phillips découvrira page 96) et peuplées de "temporaires", comprenez (comme Gromovar) des PNJ (page 25) :
"Ce n'étaient pas des machines – on aurait dit des créatures de chair et de sang – mais il ne s'agissait pas d'êtres humains non plus ; d'ailleurs, nul ne les traitait comme tels. Il les supposait artificiels, les produits d'une technologie si accomplie qu'elle devenait invisible. Certains avaient l'air plus intelligent que la moyenne, mais tous agissaient comme s'ils jouissaient d'aussi peu d'autonomie que des personnages de théâtre, ce qu'en fait ils étaient, par essence."
Etant donné que Charles Phillips s'interroge sur les coulisses de cette fête perpétuelle (cette "ronde incessante", pages 31 ou 58), on pourrait s'attendre à ce qu'il finisse par mettre en lumière l'envers (qu'on imagine peu reluisant) du décor ; mais comme le signale la référence (remarquée aussi par Gromovar) à Schopenhauer page 21, Robert Silverberg entend utiliser le mythe de la caverne cher à Platon dans son sens initiatique initial, et pas du tout dans le sens critique que lui donneront ultérieurement Marx, Debord ou Baudrillard (on est donc loin au final de Wells ou d'Orwell).
Quoique Charles Phillips semble ignorer que, chez Schopenhauer, la volonté soit l'Idée supérieure à découvrir, en soulevant le voile des apparences (la Maia bouddhiste), derrière cette représentation qu'est le monde (le theatrum mundi cher au Shakespeare de La Tempête, pièce d'ailleurs évoquée page 112), le parcours que lui assigne Robert Silverberg me semble clairement allégorique (et digne des romans ésotériques d'un William Butler Yeats, qui a notamment fourni son titre à la novella, mais pas que) : Charles Phillips va clairement passer du monde des illusions au monde véritable des Idées.
C'est à mon avis évident si l'on considère l'architecture des villes qui rythment son périple, et qui ne font pas que refléter son état d'esprit du moment ; exactement comme l'organisation symbolique prévue pour l'entrée dans la Bibliothèque Sainte-Geneviève par Henri Labrouste, mais aussi évidemment comme la célèbre carte de Tendre baroque, Charles Phillips va devoir, afin de retrouver Gioia (la Joie en italien), plonger d'abord dans l'obscurité de Mohenjo-Daro, étape incontournable de son parcours initiatique (page 88, notez le motif ésotérique du labyrinthe, écho de la page 72, où il se comparait à un "Minotaure") :
"La chaleur était suffocante ; il erra dans le labyrinthe de ruelles grouillantes où s'alignaient les mêmes maisons sans fenêtres aux toits en terrasse et les mêmes murs aveuglants et indistincts, jusqu'à ce qu'il finisse par émerger sur une grande place où se tenait un marché. La vie de la cité foisonnait autour de lui, ou plutôt la pseudo-vie, l'interaction complexe de ces milliers de temporaires qui n'étaient que poupées gonflables animées pour nourrir l'illusion d'une Inde pré-védique."
Si (contrairement à la fan numéro un de Soleil Vert) vous n'avez pas lu la préface de Gérard Klein créditant Silverberg de la volonté "d'enraciner la science-fiction dans un terreau culturel immémorial", vous me direz sans doute qu'une fois de plus je surinterprète un texte qui n'avait peut-être pas d'autre prétention que de nous conter une romance émouvante sur un fond unissant les merveilleux antiques (la mythologie) et modernes (la SF).
Pour ma défense (en sus d'invoquer Gérard Klein), je dirai que la caractéristique majeure d'un classique est sans doute cette capacité à pouvoir être réinterprété au cours des âges par des critiques maniaques ; je signalerai également que Robert Silverberg insiste tout de même beaucoup sur le fait que tout n'est qu'illusion – y compris donc sa novella, sorte de version moderne du Songe de Poliphile...
Une autre caractéristique d'un classique (et ça sera là ma dernière remarque), c'est certainement sa propension à engendrer d'autres textes ; or à l'évidence Voile vers Byzance a inspiré autant l'Alastair Reynolds de La Millième nuit et de La Maison des Soleils (voire De l'espace et du temps suivant Laird Fumble) que – par antinomie certes – le Greg Egan d'Instanciations (le Maki ne me contredirait pas) : où l'on constate, une fois de plus, que la cohérence éditoriale n'est pas un vain mot chez le Bélial'.
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