mercredi 13 août 2025

Etoiles brisées

Women in chains de Thomas Day


"Ses images sont sans concession, et c'est certainement en cette crudité que réside sa délicatesse."

Cette phrase qui semble si appropriée pour décrire l'oeuvre de Thomas Day en général – et Women in chains en particulier – a en fait été primitivement conçue – par Caroline Bénichou – pour décrire le travail photographique de Mary Ellen Mark – par exemple cette image de Munni, une prostituée indienne de 15 ans dont, suivant ses propres mots, la seule vraie possession était le nom tatoué sur son bras : comment ne pas penser à elle quand Thomas Day nous décrit, dans "La Ville féminicide", une prostituée mexicaine de 14 ans, Carmen ?


A vouloir capturer de façon quasi-documentaire – donc crue – "la noirceur des étoiles brisées" (page 40), pour composer une "petite pentalogie des violences faites aux femmes" (page 5), Thomas Day ne pouvait que rencontrer ce romantisme noir dont j'ai récemment signalé l'importance pour les littératures de l'imaginaire : un des archétypes majeurs de ce "courant" plus ou moins souterrain est en effet celui de la jeune femme persécutée (Carmen dans "La Ville féminicide", Félicité et Malika dans "Eros-center", Cassandra dans "Tu ne laisseras point vivre...", Sayeda et Nusrat Mobarez dans "Nous sommes les violeurs", Samira dans "Poings de suture").


Suivant Mario Praz (pour qui, par exemple, le Diderot de La Religieuse annonce Sade ; je me demande comment il analyserait le Lars Von Trier de Dogville et Nymph()maniac), le recours à cet archétype pour des raisons morales fait toutefois courir un risque, celui de déplacer l'accent de la persécutée sur le persécuteur (Sergueï Ivankov et la Voix Noire dans "La Ville féminicide", Monsieur André dans "Eros-center", l'homme aux chaussures jaunes dans "Tu ne laisseras point vivre...", Goran et Toubib dans "Nous sommes les violeurs", William dans "Poings de suture").


Pour éviter pareille complaisance (à la E. L. James dirait la Prophétie des ânes), et atteindre une justesse de regard digne de Mary Ellen Mark, Thomas Day déploie selon moi tout un éventail de stratégies narratives, visant à contre-balancer la prégnance de la relation sadique persécuteur/persécutée par un triple travail sur les décors, les personnages et les structures (pour le dire de façon très abstraite, mais je vais bien sûr détailler).


Côté décors, Thomas Day semble à première vue reconduire l'association (soulignée par Mario Praz) entre érotisme sadique et exotisme, puisqu'il nous promène dans des pays aussi divers que le Mexique ("La Ville féminicide"), l'Allemagne et le Cameroun ("Eros-center"), le Groenland ("Tu ne laisseras point vivre...") ou l'Afghanistan ("Nous sommes les violeurs").


Toutefois, comme Catherine Dufour le fait remarquer en préface du recueil (page 11) Thomas Day ne succombe jamais à l'esthétique de la "carte postale", et il se montre plus "voyageur" que "touriste" (pour reprendre la distinction faite par Goran page 164) – comme je le disais en chroniquant L'Automate de Nuremberg, il fait plus dans le contre-exotisme que dans ce pur-exotisme dont le créditait Philippe Curval, et un passage comme celui-ci en fait à mon avis la preuve éclatante (page 23) :

"Il est comme un tigre dans cette rue de misère, d'envies contradictoires, de désespoirs de seconde zone, dans ce quartier moite baigné de musiques hétérogènes qui se mélangent comme l'eau et l'huile brassées violemment. Céphalées. Nausées. Grimaces. Il est comme un roi, nourri par tant de vice affiché, la cacophonie ambiante, le malaise qui se lit sur les visages des jeunes Texans venus s'encanailler. Nourri par l'injure facile, "¡coño!", la tension sexuelle, l'électricité dans l'air, il se sent comme chez lui, dans cette guerre des gangs, sans fin, qui vogue de regard en regard, s'affiche en tatouages, en bandanas de différentes couleurs, en graffitis, sur les tee-shirts, les flyers et les véhicules."


Ce passage a aussi le mérite d'illustrer la manière dont Thomas Day fait d'un archétype un véritable personnage de chair et d'os (tout en le fondant avec le paysage à l'arrière-plan, David Sillanoli se souviendra de cette façon d'écrire dans Protocole commotion) – et ce n'est là qu'une petite partie de son travail sur les personnages.


D'abord, Thomas Day évite le "raccourci facile" (dixit Geoffrey) qui consisterait à superposer mécaniquement la relation persécuteur/persécutée aux rapports hommes/femmes, en mettant en scène des personnages féminins complices de la persécution, Delores dans "Tu ne laisseras point vivre..." (à comparer avec "l'amie" mise en scène par Ovidie & Audrey Lainé dans Les Coeurs insolents, portrait de la "génération sans nom" à laquelle appartient aussi Thomas Day) et Bobbie dans "Nous sommes les violeurs" (page 161, à comparer avec la cible féminine de Lady Snowblood dans le manga de Kazuo Koike & Kazuo Kamimura) :

"La meuf de Toubib. Une infirmière, je crois. Elle prenait son pied en matant. Vous savez ce qu'on dit : jolie corps, tête pourrie. Elle a sauté sur une mine dans le Helmand. Ca l'a littéralement coupée en deux."


Surtout, Thomas Day va prendre soin de réinsérer le persécuteur dans le système qui le secrète, et dont il n'est guère que la concrétisation (les chaînes du titre) :

– le patriarcat et l'asymétrie comportementale qu'il impose entre hommes et femmes ("Tu ne laisseras point vivre...", "Poings de suture") ;

– la "simple" logique de marché, qui vendrait n'importe quoi pourvu qu'il y ait un consommateur ("Eros-center", mais aussi "La Ville féminicide" et sa glaçante révélation finale) ;

– le désir fou de gagner par tous les moyens la guerre contre la drogue ("Nous sommes les violeurs", qui aurait pu s'appeler "Le Viol est mon métier", à cette différence près que Toubib, contrairement à Goran ou au Rudolf Lang de Robert Merle, n'est pas un simple rouage de la machine, il en est son lubrifiant idéologique – c'est l'équivalent dayesque du commandant O*** d'Yves Courrière et du capitaine Boisfeuras de Jean Lartéguy, tous deux calqués sur Aussaresses).


Peut-on échapper à ce système ? C'est évidemment la grande question, et Thomas Day, récusant une fois de plus la réputation de "vengeur masqué" que lui a faite Curval, va s'écarter du schéma le plus simple, celui du retournement de la violence par la persécutée contre son persécuteur (schéma qui a pu déboucher sur des oeuvres intéressantes, comme le Revenge de Coralie Fargeat, mais là n'est pas la question) ; c'est par exemple la fuite au Groenland de Cassandra dans "Tu ne laisseras point vivre..." (pages 120-121) :

"Une région déserte, sur le toit du monde, à la beauté brutale, à la flore en pleine évolution et à la faune déboussolée. Un désert de glace l'hiver ; de rocs, de bruyère et d'herbe verte de la fin du printemps au début de l'automne. Un monde dur peuplé de quelques dizaines d'hommes hirsutes, sales, alcooliques, abîmés par le climat, misanthropes – du moins, si on se fiait aux images et aux commentaires du documentaire. Exactement ce dont elle avait besoin pour échapper à la tentation. En trente secondes sa décision était prise. Deux heures plus tard elle avait acheté un billet aller-retour. Elle avait toujours le retour dans son portefeuille et le considérait parfois en souriant."


D'autres personnages de Thomas Day seront moins prudents. Ainsi, dans "Poings de suture", la riposte physique est envisagée par Samira, mais uniquement le temps d'un "Post War Dream" plus cauchemardesque que vraiment libérateur (pages 188-190) ; comme le titre de la nouvelle le suggère, la vraie cicatrisation passera par une réappropriation cathartique de son corps via la boxe virtuelle – de son corps, et aussi de son âme jusque-là en proie à la passion de la vengeance (page 194) :

"Tu lèves les yeux vers ton adversaire, en bleu, et tu ne sens alors aucune haine en toi, contrairement aux matchs précédents où tu bouillonnais de rancoeur envers William. Une inimité que tu arrivais facilement à transférer sur ton adversaire.

Le choc est brutal : le match qui commence a perdu toute valeur. Il est sans enjeu autre que les quelques franco-marks que tu vas perdre ou gagner."


L'ineptie de la revanche (autre que symbolique), cela ressortait déjà de "Nous sommes les violeurs", où le lieutenant Sayeda critiquait Nusrat Mobarez (pages 174-175) pour avoir offert aux persécutées un modèle de comportement qu'elles n'étaient pas forcément en état de suivre (et on ne peut qu'être d'accord avec elle quand on voit par exemple comment la protagoniste de Quitter les monts d'Automne a été accusée de passivité par la blogoSFère) :

"J'ai toujours eu l'impression que Nusrat Mobarez avait été égoïste, insouciante et avant tout idiote. Derrière son courage, je ne vois que de la haine, une haine stérile. Je ne vois pas ce qu'elle a apporté de bien à sa famille ou à son pays. On parle beaucoup d'elle, parce que son histoire coïncide avec la fin de la guerre de l'opium, parce qu'elle a tué certains de ses violeurs. En la glorifiant, on oublie celles qui n'ont pas réussi à se relever, celles qui n'ont eu aucun choix, mais qui méritent pourtant notre respect. Le courage n'est pas donné à tout le monde. Qu'on demande du courage à un policier, je le comprends, ça fait partie du métier, mais qu'on l'exige de toutes les femmes afghanes, de toutes les femmes violées, je ne le comprends pas."


Dès lors on ne sera pas surpris que Thomas Day transfère souvent (en partie ou en totalité) la charge de la riposte sur des épaules masculines, celles de pères (Fitzgerald Hatcher dans "Tu ne laisseras point vivre...", Saïd Haddaoui dans "Poings de suture") ou d'amants (Orhan dans "Eros-center", Jornriel dans "Tu ne laisseras point vivre...") – les pères étant plutôt dans le soutien, les amants plutôt dans la vengeance, celle-ci étant toutefois reléguée dans les limbes de l'histoire.


En effet, pour prendre le cas d'Orhan dans "Eros-center" (le seul que je puisse explorer sans trop déflorer l'intrigue de la nouvelle), Thomas Day semble d'entrée lui assigner – grâce à son gain au Lotto – une position analogue à celle de ces riches justiciers de roman-feuilleton (Le Comte de Monte-Cristo de Dumas ou le prince Rodolphe de Sue) ; mais la scène qui aurait due être le point culminant de sa croisade contre le crime est éludée, Thomas Day ne contant que le fort peu héroïque après (page 106) :

"Son corps est le point de pivot de trois murs de végétation tropicale aplatie par la nuit et d'un pan ténébreux percé par quelques lumières portuaires, lointaines. Tous ces angles droits et le mouvement des étoiles mettent ses mollets à rude épreuve.

Ses pas malhabiles, douloureux, le rapprochent des eaux illuminées de la piscine : clapotis et bleu électrique."


En dernier ressort, c'est peut-être en effet dans le travail sur la structure que transparaît le plus le regard de Thomas Day – ce travail que Catherine Dufour nomme fort justement dans sa préface (page 13) un "rubriquage qui laisse des béances dans le fil de l'histoire", mais qu'on pourrait tout aussi bien baptiser "montage" (au sens cinématographique du terme, car oui, ma comparaison initiale avec les photographies de Mary Ellen Mark a ses limites, même si l'ellipse tend à changer une nouvelle en une série d'instantanés, voir "Poings de suture").


Ainsi, "La Ville féminicide" se caractérise par au moins trois jeux structurels qui concourent tous à donner son sens (donc sa force) à la nouvelle :

– les ellipses entre chacune des six scènes, Thomas Day ne montrant, des scènes de violence, que leurs conséquences sur le reste de l'histoire, blessures physiques ou discussions (le texte évite ainsi d'être sadique, alors même qu'il parle d'un système sadique) ;

– l'intercadence qui place, entre les cinq premières scènes, quatre monologues en italiques d'un personnage (la Voix Noire) qui n'apparaîtra que dans la cinquième scène, mais qui hante déjà le protagoniste (Sergueï) ;

– une construction circulaire, la sixième et dernière scène rappelant la première, ce qui permet tout à la fois de mesurer l'évolution du personnage et de comprendre que son histoire se répétera en boucle pour l'éternité...


De son côté, exactement comme Dragon, "Eros-center" présente ce que Thomas Day nomme (page 202) une "structure éclatée" (témoin de sa gestation "difficile") ; autrement dit, les "fragments" (j'ai envie de dire les pulsations) s'y succèdent dans un ordre différent du "sens chronologique", qu'on peut toutefois reconstituer grâce à la numérotation – sauf que l'auteur n'a pas choisi de tout bouleverser pour le plaisir...


En effet, outre que le sens choisi est parfaitement lisible (et ménage une part de suspense dans l'histoire, la narration commençant au fragment 21 sur les 24 existant), il est symptomatique de la manière dont vont converger, puis diverger, les destins des deux personnages principaux, Orhan et Félicité (tout en suggérant, comme le dit fort bien Gromovar, que "la vérité avec un grand V n'est jamais linéaire") :

– les épisodes contant le passé de Félicité avant sa première rencontre avec Orhan nous sont en effet offerts dans un strict ordre anti-chronologique (11, 10, 9, 8, 7, 6, 5 et 3), si bien que nous remontons très symboliquement vers son temps des rêves et de l'innocence (qui est aussi, bien sûr, un temps sans Orhan) ;

– inversement, à part de ponctuelles interversions peu problématiques (le 21 initial avant tout le reste, le 4 avant le 2, le 19 avant le 18), l'histoire d'Orhan se déroule dans l'ordre chronologique (2, 12, 13, 15, 16, 18, 20, 23, 24), sans doute parce qu'il a plus besoin de s'inventer un futur que de retrouver son passé, contrairement à Félicité (je laisse de côté les textes informatifs 1, 14, 17, 22, dont seul le 14 est légèrement en avance de phase, parce qu'ils ont un autre rôle dans l'histoire, et ce n'est pas simplement de poser le contexte).


Autre structure atypique, à la fois rappelant Outrage et rébellion de Catherine Dufour et annonçant L'Homme qui mit fin à l'histoire de Ken Liu (voire "Ethfrag" de Laurent Genefort), "Nous sommes les violeurs" se présente comme une série de 4 interrogatoires par 5 historien.ne.s (travaillant 2 par 2) de 3 personnes, 2 bourreaux (Toubib, interrogé en ouverture et fermeture par les 2 mêmes historiens, et Goran) et 1 victime (Sayeda, interrogée par 2 historiennes) – un mini-documentaire quoi.


Cette structure à l'os (la narration se réduisant, comme dans un scénario de film ou une pièce de théâtre, à de rares didascalies, pour l'essentiel du type "le témoin montre la photo de", voir pages 166, 168, 169 ou 172), c'est évidemment un atout de maître pour faire de la nouvelle, suivant l'ambition initiale de Thomas Day (page 202), un modèle de "thought-provoking story" à la Ballard, où la critique de la politique mémorielle naît du simple jeu des questions-réponses (page 169) :

"H. Roberta Dicio : Est-ce que ce viol vous a traumatisée, Sayeda ?

L. Sayeda : Est-ce que l'eau coule vers la mer ?"


Décors, personnages, structures : je pense avoir montré combien le travail de Thomas Day parvient tout à la fois à diversifier l'archétype unique sur lequel s'appuie la pentalogie Women in chains, et à donner à l'ensemble une unité telle qu'on en oublie (comme je l'ai fait dans cette chronique) que 3 nouvelles ("La Ville féminicide", "Eros-center", "Tu ne laisseras point vivre...") relèvent du fantastique, et les 2 autres ("Nous sommes les violeurs", "Poings de suture"), de l'anticipation – Nebal l'a dit avant moi, c'est clairement un des meilleurs recueils de Thomas Day, à relire sans modération en attendant son prochain (en 2026 normalement).




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