samedi 30 septembre 2023

Une lente tornade

La Sentence de Louise Erdrich


Grandes et petites choses


Faisant le point sur les événements qui l'ont affectée, Tookie, la narratrice de La Sentence (roman lu en service de presse), déclare (page 421, je cite la VO pour donner un aperçu du travail sonore de Louise Erdrich, puis la traduction, fidèle à l'original, de Sarah Gurcel) :

"Together, we straggled through a year that sometimes seeems like the beginning of the end. A slow tornado."

"Ensemble, nous avons traversé tant bien que mal une année qui a souvent ressemblé au début de la fin. Une lente tornade."


Cette dernière expression (qui donne son titre à ma chronique) est sans doute la meilleure façon de décrire, esthétiquement parlant, le roman de Louise Erdrich : les événements et sentiments évoqués ont la violence d'une catastrophe climatique ; mais ils frappent rarement en bloc, préférant agir par petites touches, tout au long d'un texte fonctionnant avant tout comme une chronique douce-amère, autant réaliste que fantastique (j'y reviendrai).


Si l'on excepte la première partie (non numérotée), "Dedans dehors" (pages 11-45), qui revient sur le passé (sulfureux) de Tookie avant l'année 2019-2020, et le chapitre final, "Le jour des ossements" (pages 415-421), qui parle du 3 novembre 2020 (jour d'élections), le roman s'étire, de façon très symbolique, entre deux fêtes des Morts, deux moments où "l'étoffe qui sépare les mondes" (pages 50 et 411 donc) s'amenuise (je reparlerai de cette notion de perméabilité).


La Sentence fonctionne donc à la fois :

– sur un plan réaliste (une chronique de la communauté amérindienne, centrée sur une librairie de Minneapolis, tout comme le Harlem Shuffle de Colson Whitehead dépeignait la communauté noire en partant d'un magasin de meubles, non sans humour dans les deux cas) ;

– sur un plan symbolique / fantastique (l'exacerbation de sentiments comme le ressentiment ou la colère, à la manière de L'Architecte de la vengeance de Tochi Onyebuchi, avec cette différence essentielle qu'ici, c'est plutôt l'oppression que la libération qui prend une tournure fantastique, j'y reviendrai).


Perméabilité oblige, certaines scènes relevant du réalisme le plus absolu prennent parfois une allure onirique (et réciproquement, j'en reparlerai) ; je pense notamment à cette description des courses faites par Tookie en début de pandémie, qui m'a rappelé les miennes (page 204) :

"La concentration nerveuse, les rayons ravagés, deux ou trois empoignades pour des serviettes en papier, un essaim de clients attaquant un employé en plein réassort de papier-toilette, la folie dans les yeux des gens : on aurait dit le début d'un de ces téléfilms où les rues se vident avant qu'une figure grotesquement majestueuse émerge du brouillard ou des flammes."


Bien sûr, Tookie ne sera personnellement confrontée à rien d'aussi démesuré (à part la ville elle-même, cet "animal gigantesque", voir page 306), même si Louise Erdrich s'attache à nous faire ressentir, à hauteur de femme donc, les grands événements de 2020 (notamment la pandémie et la mort de George Floyd, qui poussera le roman à adopter une chronologie onirique, voir les chapitres "32 mai" pages 313-315 et "34 mai" pages 319-320) – et elle y réussit fort bien.


L'esthétique de chronique utilisée par Louise Erdrich dans La Sentence repose en effet sur une attention permanente aux petites choses, parce qu'elle est bien persuadée, avec Tookie, que ces petits riens ont de grands effets (page 311), aussi bien négatifs que positifs ("recréer des ponts", comme le souligne Stéphanie Chaptal dans sa chronique) :

"Qu'il s'agisse d'amour, de mort ou de chaos, des choses infimes déclenchent des chaînes d'événements tellement délirants qu'un détail absurde finit toujours par s'immiscer et ramener le cours des choses dans notre champ de réflexion."


Narrativement parlant, ces petits riens que Louise Erdrich distille finissent tous, à un moment ou un autre du roman, par faire sens, suivant un impeccable mécanisme scénaristique de setup / payoff (qui peut parfois passer inaperçu, voir les chroniques du Nocher des livres ou de Cal Revely-Calder dans The Telegraph) ; il se tisse ainsi tout un système de relations entre grands et petits événements qui confère sa force au roman.


Deux scènes sont particulièrement emblématiques me semble-t-il de ces échos entre microcosme intime et macrocosme urbain, d'abord le chapitre "Nuit" (pages 284–292), où Tookie assiste au saccage d'un commissariat par écran interposé (page 287, avec une de ces métaphores existentielles que Milan Kundera considère comme le propre du roman) :

"J'essayais de contenir la bulle d'exultation inattendue qui était en train de se former dans la vieille colère que j'ai toujours tenté de réprimer."


Comme le rappellent en effet les pages 273 (la manifestation à Standing Rock) ou 330-331 (les morts de Jason Pero ou de Paul Castaway), la communauté amérindienne a des relations tout aussi compliquées avec les forces de l'ordre que la communauté noire ; Tookie elle-même, dont le mari est un ancien policier tribal, peut en témoigner (page 270) :

"Une fois, à l'époque où j'étais au trou, j'avais été tirée de ma cellule par un groupe de matons. Je sais donc ce que ça fait quand on vous plaque au sol et qu'on vous étrangle."


Cela se confirme dans l'autre scène emblématique dont je parlais, le premier segment du chapitre horrifique "Mon coeur, mon arbre" (pages 349-353), où Flora, le fantôme qui hante Tookie depuis le 2 novembre 2019, s'en prend à elle exactement comme le ferait un policier maîtrisant un Noir (page 349) – ici, c'est le fantastique qui se fait réaliste, pour mieux décrire l'oppression, au sens physique du terme :

"Quelque chose s'est posé sur mon dos et m'a poussée vers le sol."


Des maux et des mots


A part le rougarou des pages 184, 329 et 360-369, et la phrase qui tue (j'y reviendrai), le grand thème fantastique du roman, c'est en effet la hantise, comprise au sens large ; comme le déclare un personnage noir, Roland, page 305, après la mort de George Floyd (et l'on pense fugitivement à Marx & Engels déclarant qu'un spectre hante l'Europe, celui du prolétariat asservi plus que du communisme) :

"Toute la ville est hantée."


Pour souligner cette hantise universelle, Louis Erdrich ménage des incursions de récits à la troisième personne dans sa narration à la première personne, afin de nous faire comprende que Tookie, même si elle l'ignore au départ, n'est pas la seule à être hantée :

– en écho au chapitre "Ce qui hantait Tookie" (pages 217-219), les chapitres "Ce qui hantait Hetta après minuit" (pages 205-206) et "Ce qui hantait Pollux" (pages 320-323) ;

– mais aussi les chapitres "Le boulevard" (pages 279-282), "28 mai" (pages 282-284) et le deuxième segment du chapitre (déjà évoqué ici) "Mon coeur, mon arbre" (pages 353-354), consacrés respectivement à Hetta (encore), Asema et Pollux (encore).


Une hantise ne frappe jamais au hasard, et même si Tookie s'en défend page 237 ("Flora n'avait rien à voir avec mon inconscient"), sa relation avec son fantôme suit le schéma personnage / phénomène mis en avant par Joël Malrieu dans son (brillant) essai sur Le Fantastique : le phénomène (ici, le fantôme de Flora, classiquement animée par un "obscur ressentiment", voir page 52) se fait le miroir du personnage solitaire qui y est confronté (Tookie donc, et son sombre passé, pour le dire vite et mal, mais aussi son "sentiment d'oblitération", voir page 96).


Quoiqu'elle soit très entourée, y compris par son mari (Pollux), et qu'elle ne manque pas de force physique (suivant un contraste typique de Louise Erdrich, d'après la chronique de Molly Young dans le New York Times), Tookie va en effet se retrouver, du moins au début, plus ou moins seule, donc en position de faiblesse (aka de perméabilité mentale), face à son fantôme (et son passé), en raison notamment de sa peur de passer pour folle (un grand classique dans la littérature gothique centrée sur un personnage féminin), voir par exemple page 73 :

"Je ne supportais pas que Pollux puisse penser que j'étais fêlée – en ce sens-là du moins."


De façon symptomatique, une issue à cette hantise ne pourra commencer à se dessiner que quand Tookie aura compris (page 241) que "tout le monde a une histoire de fantôme", donc quand sa solitude affective s'estompera peu à peu, et qu'elle se forgera une identité nouvelle dans sa communauté (mettant enfin son esprit à l'unisson de son corps robuste).


Comme dans un exorcisme classique, la solution passera aussi par les mots, donnant tout son sens au titre du livre ; rappelons en effet avec la traductrice (page 36) que "le mot anglais sentence peut signifier 'condamnation' ou 'phrase', au sens purement grammatical du terme", une ambiguïté sur laquelle Louise Erdrich joue à fond dans La Sentence, pour mieux nous parler du pouvoir des mots – et des livres dans la foulée.


Des "plus belles phrases jamais écrites" (page 36) que Tookie lit, en prison, dans le dictionnaire offert par Jackie (phrases qui concluront d'ailleurs La Sentence), on en vient tout naturellement à l'exact inverse, la phrase qui tue (littéralement) Flora, voir par exemple ce commentaire de Tookie page 107 :

"j'avais été amenée à croire que ce livre contenait une phrase qui variait selon la capacité de la lectrice à le déchiffrer et qui, allez savoir comment, avait la capacité de tuer."


Evidemment ces deux types de phrase ne sont que l'envers et l'endroit d'une même médaille, ce que vient souligner la réaction éloquente (page 185) de la propriétaire de la librairie, Louise (double évident de l'autrice, comme le prouvent à la fois le nom de sa librairie, Birchbark Bookhead, mentionné page 272, et celui de son roman de 2020, Celui qui veille, cité page 200) :

"J'aimerais pouvoir écrire une telle phrase."


Un tel souhait s'applique très certainement aussi à la (très jolie) phrase de Proust citée page 400, dans un chapitre baptisé précisément "La phrase la plus belle" (pages 395-405) ; de fait, tout comme La Cité des nuages et des oiseaux d'Anthony Doerr, mais de façon différente je l'ai dit (une chronique fantastique plus qu'une fresque réaliste, pour le dire vite et mal), La Sentence est aussi, en toute simplicité, un formidable hommage à la lecture et à son pouvoir cathartique, comme en témoignent autant Tookie que ses clients, à commencer par Roland (pages 245-246) :

"Je crois que ce livre me transforme. Vraiment. C'est pourtant dur de changer une vieille carne acariâtre comme moi."


Sans jamais être pédante, Tookie parsème d'ailleurs son récit de commentaires pertinents sur telle ou telle oeuvre, qu'elle donne envie de lire si ce n'est déjà fait : je pense notamment au"halo de narration fiévreuse" (page 69) qu'elle voit flotter autour du génial Léopard noir, loup rouge de Marlon James ; l'auteur jamaïcain figure également (page 424) dans la liste des livres préférés de Tookie avec son excellent Brève histoire de sept meurtres.


La hantise, le pouvoir des mots, l'impact intime des grands événements, mais aussi les liens familiaux (dont j'ai peu parlé, mais qui sont très importants dans La Sentence), tous ces thèmes du roman de Louise Erdrich font penser à un autre roman, francophone celui-là, Du thé pour les fantômes de Chris Vuklisevic, qui a probablement une proportion plus forte de réalisme magique, mais qui véhicule une émotion semblable, grâce à un style tout aussi travaillé.


Quoi qu'il en soit, le lecteur ou la lectrice du dernier roman de Louise Erdrich ne pourra manquer de s'exclamer, avec Maureen Corrigan (sur NPR) : "j'ajoute La Sentence à la liste croissante des fictions qui me semblent essentielles pour donner un aperçu correct de l'époque à laquelle nous vivons".




Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire