mardi 18 novembre 2025

L'abîme infini de notre ignorance

La Grande muraille de Mars d'Alastair Reynolds


Révéler la vérité


Parfois (souvent ?) le Bélial' jette un pavé dans la mare de l'Imaginaire, pour le seul plaisir d'éclabousser son lectorat, bien obligé d'admettre, en s'essuyant le visage, que ledit pavé en met (littéralement) plein la vue (et est un candidat naturel pour le GPI) : c'est clairement le cas avec La Grande muraille de Mars d'Alastair Reynolds (recueil lu en service de presse).


Il y a, dans les nouvelles d'Alastair Reynolds, quelque chose de quintessentiel, comme si elles étaient faites de cette étoffe même dont est tissée la SF ; et ce quelque chose se sent sans doute plus qu'il ne s'explique – l'auteur lui-même se qualifiant, dans sa postface, d'intuitionniste à la Colson Whitehead, donc s'avouant incapable de "faire le diagramme du flux exact des processus mentaux qui aboutissent à la création d'une histoire" (page 627).


Ceci dit, et sans prétendre le moins du monde vous faire entrer dans le cerveau d'Alastair Reynolds, le blogueur qui désire un tant soit peu rendre compte des nouvelles recueillies dans La Grande muraille de Mars se voit bien obligé de hasarder une théorie pour expliquer la puissance narrative desdites nouvelles, et de leur habileté à parler tout autant De l'espace et du temps que de la conscience qui les appréhende (oui, la conscience, on n'est pas si loin que ça du Peter Watts de Vision aveugle ou de la Suzanne Palmer de La Vie secrète des robots).


La mienne, c'est qu'Alastair Reynolds travaille avant tout à mettre en scène – tout autant qu'à produire – ce que Carl Friedman – et Itsvan Csicsery-Ronay après lui – appelle l'effet de cognition ("cognition effect"), autrement dit cette "illusion" d'être en présence d'une connaissance scientifique valide – illusion "créée en imitant des arguments scientifico-rationnels extratextuels et des descriptions faites dans le langage de l'affirmation scientifique" (The Seven Beauties of Science-Fiction, page 140, je traduis).


Cet effet cognitif n'est bien sûr pas propre à Alastair Reynolds, mais non content de l'utiliser sur nous, il l'impose à ses personnages (qui deviennent ainsi notre reflet) : absolument toutes les nouvelles de La Grande muraille de Mars comprennent un moment de révélation, de ceux qui font basculer une vie – et une nouvelle – entière.s (la plupart du temps, ce moment est explicité, mais il arrive qu'il soit implicite, comme dans "La Voleuse d'eau", j'en reparlerai).


(En prime, bon nombre d'histoires d'Alastair Reynolds commencent par nous montrer, avant ce moment de révélation, un ou plusieurs personnages dépassé.s par une technologie qu'il.s utilise.nt pourtant, mais sans être capables de l'expliciter, y compris par rétro-ingénierie – voir notamment, pour ne citer que les exemples les plus saillants, les moteurs fusionnés dans "Zéphyr", "les runes extraterrestres énigmatiques de la syntaxe de guidage" à la page 131 de "Par-delà le Rift de l'Aigle", la Voiliance dans "Les Fleurs de Minla", les débris célestes dans "La Fille du fabricant de traîneaux".)


Alastair Reynolds ne se contente pas (comme le Neal Stephenson d'Anatèm ou l'Audrey Pleynet de Sintonia) de jeter des ponts sur "l'abîme infini de notre ignorance" (page 368), celui que nous partageons avec ses personnages, il le fait d'une manière particulière (qui le rapproche de l'Emilie Querbalec de Quitter les monts d'Automne) : en recyclant des tropes du polar, tels que la femme fatale (dans au moins 7 nouvelles), les indices (dans au moins 6 nouvelles) ou l'interrogatoire (dans au moins 3 nouvelles).


Quiconque a lu La Millième nuit (ou d'ailleurs sa suite, La Maison des Soleils) sait à quel point la forme du polar – classique ou noir – est importante pour Alastair Reynolds ; même si je vais sans doute pousser l'analyse à son extrême limite de pertinence, il me paraît difficile de contester la prégnance de cette même forme dans La Grande muraille de Mars, où elle donne me semble-t-il leur force à tous ces moments de révélation que j'évoquais plus haut.


Apprendre des femmes fatales


La femme fatale, celle qui infléchit la destinée du "héros" dans un sens généralement négatif, par exemple en le tirant de sa routine pour le plonger dans un univers plus mouvementé (euphémisme), ce n'est pas qu'une figure canonique du roman – et du film – noir (voir à titre d'archétype Le Faucon maltais de Dashiell Hammett et son adaptation par John Huston), c'est aussi, via le néo-noir, un personnage emblématique du cyberpunk, donc de la SF jouant avec l'idée de simulation (songez à la Molly Millions de William Gibson ou à la Trinity des soeurs Wachowski).


La femme fatale peut d'autant plus être utilisée comme un "vecteur cognitif" pour le héros (une initiatrice si vous préférez) qu'elle appartient, sinon à une autre espèce, du moins à un autre groupe humain – par exemple, dans les deux premières nouvelles du recueil, toutes deux rattachées au cycle des Inhibiteurs (qu'on reverra plus loin), aux Fusionnés, cette société à "esprit de ruche" (page 43) dont Peter Watts se souviendra pour Echopraxie.


Dans "La Grande muraille de Mars", Nevil Clavain est envoyé en mission diplomatique auprès de Galiana, une Fusionnée dont il a été le prisonnier, et ce voyage va être pour lui l'occasion d'une plongée, plus profonde qu'il ne s'y attendait, dans les arcanes de cette société qui lui est fondamentalement étrangère, sous l'égide de Galiana – dont le caractère fatal me semble très clair, par exemple dans le passage suivant (pages 55-56) :

"Galiana ne portait plus la même tenue. S'il distinguait la forme de son ensemble gris, par-dessus flottaient des couches ondoyantes d'écheveaux de lumière s'effilochant sur leur bord pour former des chaînes de logique booléenne. Des icônes dansaient comme des anges dans ses cheveux. Il apercevait vaguement le réseau de pensée la reliant aux autres Fusionnés.

Elle était d'une beauté inhumaine."


Notez au passage que la nouvelle mobilise également, via le personnage – très réussi – de Felka, l'idée que s'approcher d'autres formes de sentience nécessite parfois un renoncement au langage, une idée qu'on retrouvera aussi bien dans "Zéphyr" que dans "L'Apprenti du chirurgien des étoiles".


Autre nouvelle dans le cycle des Inhibiteurs ("Zéphir"), autre rencontre avec une Fusionnée (Zéphyr), autres révélations (principalement sur le moteur fusionné, que le protagoniste, Inigo Standish, maniait jusque-là sans le comprendre) ; mais ce coup-ci l'apprivoisement de l'altérité est poussée jusqu'au stade d'une "étrange histoire d'amour" (dixit Alastair Reynolds lui-même page 629) – voyez par exemple ce passage (page 86, avec une couleur d'yeux typiques des femmes fatales du romantisme noir, soit dit en passant) :

"Cette mine intrigante, la bizarrerie de son crâne imberbe avec sa crête, tout ça aurait dû me rebuter. Or je la trouvais fascinante. Ce n'était pas son étrangeté qui attirait mon attention furtive, mais l'humanité même du visage : le petit menton pointu, les taches de rousseur discrètes sous les yeux, la bouche qui restait entrouverte même quand elle gardait le silence. Le vert olive de ses yeux était d'une nuance si sombre que, sous certains angles, il devenait d'un noir lustré, comme la surface d'un morceau de charbon."


Dans la troisième nouvelle de La Grande muraille de Mars, "Par-delà le Rift de l'Aigle" ("le texte le plus ébouriffant du recueil" pour le Maki, en tout cas un de ceux qui, avec "Grand Sommeil", poussent très loin le flirt avec Matrix), l'importance de la notion de révélation (via une femme fatale) est inscrite jusque dans sa structure, puisque le texte alterne entre deux lignes narratives, semblables tout en étant décalées dans le temps :

– dans les parties en italiques (pages 127-128, 133-134, 143-144 et 153), le narrateur (Thomas Gundlupet, dit Thom) essaie (en vain) de transmettre la révélation qui lui a été faite à sa coéquipière, Suzy (il cherche à devenir à un homme fatal, quoi) ;

– dans les parties en caractères ordinaires (pages 128-133, 134-143, 144-153 et 153-161), le même narrateur est confronté à une série de révélations (déstabilisantes) faite par une de ses ex, Greta (la femme fatale de l'histoire donc).


C'est difficile d'en dire plus sans déflorer l'intrigue, mais je peux vous promettre que votre vertige sera à la hauteur de celui du personnage (page 145) :

"Des pulsars clignotaient telles des balises, leurs rythmes variés imposant au spectacle le tempo majestueux d'une valse funèbre. Les détails semblaient trop nombreux ; pourtant, où que se dirige mon regard, il y avait davantage à voir, comme si le dôme sentait mon attention et concentrait ses efforts sur le point vers lequel mes yeux se focalisaient. L'espace d'un instant, j'ai ressenti un vertige et – bien que j'aie essayé de me retenir avant de me ridiculiser – agrippé le bord de la table comme pour m'empêcher de tomber dans ces abîmes infinis."


Comme le dit Alastair Reynolds lui-même (page 631), "L'Apprenti du chirurgien des étoiles" est "une autre histoire d'amour étrange", dans laquelle, comme toujours, c'est la femme fatale (ici une lobot sans nom) qui fait les pires des révélations, mais de façon tout d'abord trop évasive pour que le héros en tire vraiment profit (page 308) :

"– Je ne comprends pas.

Reste tête-humide. Reste tête-humide et quitte vaisseau. Vite. Avant mauvais truc.

Et comment je suis censé quitter le vaisseau ? On est dans l'espace interstellaire !"


Comme le dit Alastair Reynolds lui-même (page 631), "L'Apprenti chirurgien des étoiles" est aussi "un texte d'horreur spatiale à tendance gothique", donc on y trouve aussi un homme fatal, le savant fou évoqué dans le titre – rappelons au passage que ces deux archétypes étaient présents dès Le Moine de Lewis.


Dans "La Fille du fabricant de traîneaux" ("le texte le plus poignant et le plus sensible du recueil" pour le Maki), on est plutôt à première vue en présence de l'autre archétype féminin du romantisme noir, la jeune femme persécutée (j'en parlais à propos de Women in chains) ; mais la nouvelle ne prend tout son sens que quand Kathrin Lynch arrive chez la veuve Grayling, "la sorcière" (page 330), qui va lui révéler l'envers de leur monde post-technologique (page 344) :

"– Pourquoi il existerait des êtres semblables ?

On les a fabriqués pour faire le travail des hommes de l'autre côté du ciel, où les hommes ne peuvent pas respirer parce que l'air est trop rare."


Comme dans Les Armées de ceux que j'aime de Ken Liu ou la nouvelle des Kloetzer dans Soleil.s, la technologie, mise à distance par l'incompréhension initiale, en vient à frôler la magie, suivant la fameuse troisième loi de Clarke.


J'en ai déjà parlé un peu plus haut, "Grand Sommeil" est probablement la nouvelle du recueil la plus proche de Matrix, si l'on considère l'inversion presque systématique des motifs comme une forme de proximité : le beau endormi n'a rien de Néo, c'est un ultra-riche (Marcus Gaunt) qui se réveille dans un monde digne de l'envers de la Matrice ; la première femme qu'il voit (Val Clausen) est plus pressée de le mettre au travail que de lui expliquer les dessous de ce monde, contrairement à Trinity (Nero sera plus accommodante) ; quant aux IA...


Je ne vous en dis pas plus, sinon pour vous mentionner l'ironie extrême avec laquelle Alastair Reynolds décrit la façon dont son ultra-riche tombe de Charybde en Scylla (page 434) – ironie sans doute nécessaire pour nous faire supporter la noirceur ambiante :

"Je suis navré, mais l'économie ne s'y prête pas.

Heureusement qu'on n'en a plus, alors, dit Da Silva."


J'ai déjà dit ailleurs tout le bien que je pensais de "Capsule d'urgence" ; je me contenterai de souligner ici la parenté que cette nouvelle entretient, en dépit des apparences, avec "Par-delà le Rift de l'Aigle" ; une figure de femme fatale (ici, une doctoresse) y fait des révélations progressives sur l'état du narrateur (blessé) et du monde qui l'entoure (le champ de bataille) – voir par exemple page 497-498 :

"Un panneau s'est ouvert pour dévoiler le visage d'une femme sur un écran. Uniforme vert, cheveux noirs attachés en queue de cheval sous un calot de chirurgien. Elle a le regard posé sur moi, si proche que j'en suis presque mal à l'aise."


Je ne crois pas l'avoir dit, mais cette intrigue évoque irrésistiblement le début du film A Matter of Life and Death de Powell & Pressburger, sauf qu'Alastair Reynolds va dépouiller l'histoire de tout romantisme pour n'en retenir que l'interrogation sur la frontière entre rêve et réalité...


Déchiffrer les indices


A propos de la GennaRose Nethercott des Cinquante fleurs pour te briser le coeur, j'évoquais ce que j'appelle les objets fatals, ces objets dans lesquels s'incarne le destin d'un personnage ; même si le concept vaut surtout pour le fantastique, il n'est pas sans écho avec celui d'indice dans le polar (songez par exemple au rôle joué par Le Scarabée d'or de Poe, peut-être un des plus emblématiques de ce point de vue).


Preuve que je ne surinterprète pas le travail d'Alastair Reynolds (bon, d'accord, un peu tout de même), le terme "indice" revient quatre fois (pages 165, 182, 226 et 229) dans "Les Fleurs de Minla", où bien plus qu'aux fleurs éponymes, emblématiques il est vrai de l'évolution du personnage de Minla (voir page 212), il est appliqué à tous ces objets – livres d'images, pierre à aiguiser – susceptibles d'aider Merlin à comprendre le passé du monde menacé de Lécythe, donc peut-être de lui offrir un futur (page 216) :

"Merlin jeta un coup d'oeil à l'eau clapotante, avant de suivre Minla, sous le clair de lune, vers l'aile volante. Quelque chose, à propos de la pierre, des marées, de la lune même, continuait à le tourmenter. Insignifiant ou non, il existait un lien entre tous ces éléments, sur lequel il ne parvenait pas à mettre le doigt.

Tôt ou tard, il finirait par trouver, il en était persuadé."


Evidemment, me dira-t-on, cette ligne d'intrigue semble secondaire dans l'oeuvre (même si elle en prépare le finale), l'important semblant plutôt être le changement psychologique qui se produit peu à peu en Minla, que son destin compromis fait basculer dans la monstruosité (oui, c'est un autre genre de femme fatale) ; mais c'est précisément le manque d'une "clairvoyance" à la Merlin qui caractérise Minla – l'humain idéal étant, pour Alastair Reynolds, celui qui voit la vérité au-delà des apparences, grâce aux indices donc.


Dans "Fureur" en revanche, la trame policière est centrale, même si elle débouchera sur une révélation inattendue ; on y voit Mercurio, le responsable de la sécurité d'un empereur intergalactique, enquêter sur une tentative d'assassinat de son patron – et l'interprétation des "indices" (le mot revient trois fois dans la nouvelle, pages 269, 275 et 276) prime clairement sur la découverte de l'assassin (faite en "une heure", page 265), la nouvelle tournant tout entière autour de l'arme du crime (page 269) :

"Si la balle était creuse, elle n'était pas entièrement vide. Il y avait quelque chose dans la pointe en verre : des grains d'un sable ou d'une poussière rouge."


La vérité finalement mise au jour aura des racines plus profondes que Mercurio ne s'y attendait, ce qui ne l'empêchera pas de faire justice – autre thématique de polar chère au coeur d'Alastair Reynolds, voir entre autres "Les Fleurs de Minla", "La Fille du fabricant de traîneau", "Le Dernier journal de bord du Lachrymosa" ou "A Babelsberg".


Dans "Troïka", qui renouvelle avec bonheur le 2001 de Kubrick et Clarke, l'enjeu, pour nous comme pour les personnages, est de comprendre un mystérieux artefact extraterrestre, la Matriochka ; l'indice-clé pour cela sera un objet (taisons lequel) autour duquel s'articulent les deux lignes narratives :

– dans le présent, conté au présent de l'indicatif (pages 355-361, 369-375, 382-389, 397-400 et 419-423), l'objet est apporté par le narrateur (en fuite) à une ancienne scientifique ;

– dans le passé, conté au passé composé (pages 361-369, 375-382, 389-397 et 400-419), l'objet est à première vue absent, mais...


Je préfère ne pas trop vous en dire pour ne pas gâcher l'efficacité de cette double progression ; une courte citation de la première page de la nouvelle (355) suffira je pense à vous montrer l'importance dudit objet – et son caractère presque fatal pour le coup :

"Je touche mon trésor, l'objet métallique dans ma poche, soulagé qu'il s'y trouve toujours.

Comme invoqué par ce geste, un engin monstrueux surgi de la nuit se rue vers moi en rugissant."


J'ai parlé de 2001 ? Avec "Le Dernier journal de bord du Lachrymosa" (nouvelle rattachée, quoique de façon très lâche, au cycle des Inhibiteurs), on est beaucoup plus proche d'Alien ; et les indices – d'une horreur à venir – nous sont tout autant adressés – sinon plus – qu'aux personnages, qui ont tendance à les ignorer, alors même qu'ils sont explicites (page 529) :

"Peut-être que Teterev avait raté son dessin, mais son trait ne faisait que renforcer l'impression de méchanceté patiente que j'avais attribuée au volcan. Elle semblait avoir rendu la tête du céphalopode plus bulbeuse, plus cérébrale, les tubes de lave plus musculeux et tentaculaires. Même ses pointillés suggérant la neige ou la glace apparaissaient sous mes yeux comme des rangées et des rangées de ventouses.

Pire encore : elle avait dessiné un bec béant entre deux de ces tentacules."


Comme dans "Par-delà le Rift de l'Aigle" ou "Troïka", la nouvelle brille aussi par sa structure alternée, le présent raconté à travers un monologue en italiques (pages 521, 523, 527, 531-532, 538, 544-545, 548, 551-552, 554-555, 558 et 559) s'opposant au passé (pages 521-523, 524-527, 527-531, 532-538, 539-544, 545-548, 548-551, 553-554, 555-558, 558-559 et 559-561) – du moins jusqu'à la fin, où les deux lignes se rejoignent.


Je l'ai évoqué en introduction, la révélation, dans "La Voleuse d'eau", n'est pas matérialisée par un dialogue, ni même explicitée, mais elle se déduit largement des actes de sa narratrice (une mère dans un "camps de réfugiés", page 565) ; surtout, elle tourne bel et bien autour d'un objet (qui servira en quelque sorte d'indicateur du changement), une manière de projecteur permettant d'accéder à un monde virtuel, qu'Alastair Reynolds nomme de façon à créer cet effet d'étrangeté initial cher au coeur de Serge Lehman (page 565) :

"Le gamin veut mon oeil. Il m'a vue l'utiliser, le poser sur le matelas, où je suis assise en tailleur. Je ne vois pas trop pour quelle raison il le convoite à ce point."


Ce texte, que le Maki juge "moins flamboyant que les autres", peut-être en raison de sa sobriété dans l'anticipation (reconnue par Alastair Reynolds page 636), est pourtant tout à la fois un des plus politiques du recueil, et un de ceux où la question de l'altérité (par exemple de "La Voleuse d'eau" éponyme) est envisagée d'une façon terriblement concrète.


Tout aussi subtil est "Le Vieil homme et la mer de Mars", un texte "simple, efficace et inoubliable" (dixit le Maki), et surtout à la hauteur de son titre-clin d'oeil à Hemingway (même s'il fait sans doute plus penser aux Neiges du Kilimandjaro) ; ici, les indices (quasiment au sens que Peirce donne à ce terme) sont les "traces que nous laissons dans le temps" (dixit le Maki).


Là encore, difficile d'en dire plus sans déflorer le texte, sinon pour souligner qu'un de ces objets indiciels est présent dès le début de la nouvelle (le "compagnon" de Yukimi, page 583) et que le deuxième appartient au personnage éponyme (page 598) :

"Il s'approcha de l'une des étagères, sur laquelle il écarta tout un fouillis pour dévoiler un casque spatial à l'ancienne, qu'il rapporta à la table. Il souffla dessus pour ôter la poussière, en aspira un peu par les narines, toussa, et le déposa enfin devant Yukimi."


Mener des interrogatoires


L'interrogatoire est certes un processus typique du polar, hérité lointainement de la discussion socratique, celle qui cherche à accoucher de la vérité ; mais on peut sans doute le retrouver dans bien d'autres genres, aussi ne m'intéresserai-je ici qu'à la manière dont Alastair Reynolds l'emploie dans ses histoires qui "tournent autour de l'art ou des artistes" (page 635) : ces derniers sont clairement dépeints – non sans ironie – comme des avatars démiurgiques du savant fou de "L'Apprenti du chirurgien de l'espace", dont les personnages d'enquêtrices doivent recueillir les aveux hallucinés.


C'est le cas dans "Bleu Zima", où Zima – plasticien évoquant tout à la fois Yves Klein (en raison de son obsession pour le bleu), Jean Vérame (pour le land art) et Christo & Jeanne-Claude (pour les "emballages lunaires" de la page 243) – expose à une journaliste, Carrie Clay, les tenants et les aboutissants de sa quête esthétique – emblématisée page 250 par une anecdote :

"Jadis, un homme a passé sa vie à chercher une teinte particulière de bleu qu'il se rappelait avoir croisée enfant. Il commençait à croire qu'il ne la trouverait jamais, se disait qu'il avait dû l'imaginer, que cette nuance ne pouvait exister dans la nature. Jusqu'à ce qu'un jour il tombe dessus par hasard : l'éclat d'un scarabée dans un musée d'histoire naturelle. Il a éclaté en sanglots de bonheur."


La parenté avec le genre noir est rendue encore plus évidente par la narration rétrospective en enchâssement (deux brefs récapitulatifs, page 238-240 et 243-244, insérés dans le récit de l'entretien, pages 235-256, lui-même inséré dans le récit-cadre de la nouvelle, pages 235-258, non sans une légère surprise finale) – même si, au bout du compte, le mystère mis au jour n'a rien à voir avec un crime, et tout à voir avec la nature humaine, fondamentalement éprise d'absolu.


Dans "Vanité", en revanche, il y a bien un crime au coeur du récit, d'ailleurs le seul du recueil à mettre en scène une détective privée, Vanya Ingvar, qui interroge une retailleuse de roche, Loti Hung, avec là encore une narration rétrospective (trois flash-backs page 477-480, 482-486 et 487-489, la nouvelle commençant page 475 et finissant page 492) – je cite à dessein un passage qui souligne la nature inquisitrice de l'interrogatoire (page 490) :

"Je prends le temps de la réflexion. La conversation a été aussi orientée que la démarche d'Ingvar. Elle pose toutes les questions difficiles. A mon tour."


Comme le titre l'indique, il s'agit plutôt ici d'explorer les tréfonds les moins reluisants de la nature humaine, ceux où se cache le désir fou de ce quart d'heure de célébrité dont parlait Andy Warhol – la thématique était déjà présente en filigrane dans "Bleu Zima", elle va se retrouver, avec encore plus d'ironie, dans "A Babelsberg", la dernière de ces trois nouvelles artistiques.


Avant même que nous comprenions que Vincent – ainsi nommé en hommage à Van Gogh – est en fait une sonde spatiale, "A Babelsberg" multiplie les notations qui l'apparentent à une personnalité artistique ; ainsi, il se dit "étudiant des arts humains" page 611, voit son travail de cartographie spatiale comme une "pulsion existentielle" (page 613), et surtout, surtout, il discourt dans les talk-shows les plus improbables, devant "un adulte qui a suivi une thérapie de régression néoténique" (page 612) ou "un T-Rex adulte" (page 619) – petit extrait (page 620) :

"Bon, je peux vous montrer mes images de la ceinture de Kuiper. C'est loin croyez-moi. De là, le soleil est à peine...

MONTRE DEREK IMAGE TITAN."


De tels interrogatoires semblent bien loin de la maïeutique socratique chère aux enquêteurs, mais paradoxalement – ou plutôt logiquement étant donné que la société du spectacle singe aussi la quête de vérité – la vraie personnalité de Vincent va finir par voir le jour, à l'aide une fois de plus d'un personnage féminin, Maria – sa rivale, dont l'apparence est celle du robot de Métropolis.


Au terme de ce parcours – de cet interrogatoire critique – des nouvelles d'Alastair Reynolds recueillies dans La Grande muraille de Mars, j'ai peut-être échoué à vous convaincre que leur singularité narrative tient à la façon dont elles incarnent l'effet de cognition propres à la SF dans des tropes empruntés au polar ; mais j'espère au moins vous avoir incité.e, via notamment les citations, à les lire toutes affaires cessantes.


(Le Maki l'a dit avant moi, c'est un recueil "indispensable".)








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