mercredi 5 novembre 2025

Réparer le chaos

Alephramize de Léo Kennel

Osgharibyan [& Un Oiseau de secours] de Léo Kennel


Wohlzarénine le montrait déjà, les cinq novellas recueillies dans le tout récent Alephramize et l'un peu moins récent Osgharibyan (recueils lus en service de presse) le confirment : Léo Kennel est une des voix les plus singulières des littératures de l'imaginaire, de celles que la littérature dite générale s'empresse bien vite de revendiquer – je pense d'autant plus fort à Jorge Luis Borgès, Alain Robbe-Grillet ou Antoine Volodine que, comme eux, Léo Kennel s'inscrit dans une tradition littéraire (remontant au moins à Kafka) qui cherche à incorporer des motifs oniriques dans ses récits.


Est-ce à dire que s'aventurer en terres kennéliennes sans le genre de boussole que prétend (modestement) offrir cette chronique, c'est immanquablement courir le risque de se retrouver aussi désorientée qu'une Eleonore Bailly devant Osgharibyan (probablement pas le meilleur point d'entrée dans son oeuvre il est vrai) ?


Non, répond hardiment Elisabeth Vonarburg dans sa préface inspirée à Alephramize (triptyque plus accessible il est vrai) ; non, il n'est pas besoin d'entasser (comme je vais probablement le faire ici) des "mots de plus de quatre syllabes" sur des "références critiques de bon ton" (page 5) pour prendre du "plaisir, émo-tripal, intello-cérébral" (page 6) à la lecture de Léo Kennel – à condition bien sûr de ne pas s'attendre à lire le dernier thriller science-fictif décérébrant de <ici, insérez le nom de votre repoussoir préféré>.


Ceci dit, il vaut mieux avoir, comme Elisabeth Vonarburg, un certain goût, voire un goût certain, pour "la juxtaposition, la cohabitation, la rencontre d'éléments hétéroclites" (page 7), aussi bien sur le plan thématique (les créatures chimériques) que structurel (les narrations éclatées) – autrement dit être (comme moi) sensible à ce que les philosophes anglo-saxons appellent le grotesque, à savoir tout ce qui donne une sensation de disparité, de difformité ou de monstruosité (pas forcément risible), d'affront à l'ordre "naturel" quoi.


Pour un théoricien comme Harpham, le grotesque naît de la représentation simultanée de deux termes contradictoires (par exemple mort / vivant chez le fantôme, le vampire ou le zombie, mais aussi dans les créations de l'océan Solaris chez Lem), et il vit le temps que dure l'intermède entre l'apparition du phénomène grotesque et sa compréhension (qui peut ne jamais arriver) – cet intervalle, c'est précisément celui, me semble-t-il, où veut nous placer Léo Kennel, comme bien d'autres avant elle (y compris les surréalistes, avec lesquels elle a clairement une affinité).


Je m'attarde un peu sur cette notion esthétique (qui doit vous être familière si vous traînez ici, j'en parlais encore récemment à propos de La Mécanique des ailes) pour une raison simple : le processus de création de cette indécision (utilisée autant dans le fantastique que la science-fiction, voir cet article d'Istvan Csicsery-Ronay), c'est précisément celui que vise Léo Kennel à mon sens en inventant le verbe "alephramize", à partir du suffixe "ize" (vu dans "randomize" ou "itemize") et des noms "aleph" (clin d'oeil à Borgès et son point contenant la totalité de l'espace et du temps) et "ram".


L'art de Léo Kennel consisterait donc à "alephramiser" – plutôt qu'atomiser – des motifs littéraires divers, empruntés autant à la mythologie (Sidérante huit cent treize) qu'au post-apo (L'Autre côté de l'indifférence) ou au space opera (L'Informelle), mais aussi au voyage dans le temps (Un oiseau de secours) ou au nouveau roman (Osgharibyan) ; et "l'alephramisation" touche tout autant, nous le verrons, des images picturales (Bacon, Bosch, De Chirico, Watteau, mais aussi Marie Cardouat) – en matière d'ambiances il n'y a guère selon moi que le Léo Henry de Point-de-jour pour rivaliser avec elle.


Cette manière d'écrire "par accrétion", et l'"anticipation onirique" qui en découle (pour reprendre les mots du rabat en quatrième de couverture d'Alephramize ou d'Osgharibyan), Léo Kennel les met au notamment au service d'un éloge de la culture comme seule réelle force face au chaos du monde (pour le dire vite et mal) – un propos qui peut rappeler les réflexions de GennaRose Nethercott dans La Maison aux pattes de poulet (mariées aux expérimentations de Cinquante fleurs pour te briser le coeur).


Cet entame de chronique vous semble un peu abstraite ? Pas de panique, je vais être plus concret dans l'examen des novellas, en commençant par les trois recueillies dans Alephramize donc (L'Autre côté de l'indifférence, Sidérante huit cent treize, L'Informelle, je suivrai l'ordre du recueil), puis en continuant par Les Oiseaux de secours et Osgharibyan (ici, j'inverse délibérément l'ordre du recueil, en raison notamment de la singularité de cette dernière novella).


L'Autre côté de l'indifférence


L'espoir pourra-t-il subsister à la fin du monde ?


Telle est, en substance (lénifiante), la question posée par la première novella d'Alephramize, qui relève d'un sous-genre que j'appellerai volontiers le post-apo boschien – oui, ça existait avant Léo Kennel, voyez le Jacques Barbéri de Mondocane.


Jugez-en plutôt : dans ce monde à "l'atmosphère polluée de gaz délétères" (page 44), non seulement les gens finissent aveugles malgré les protections, générant ainsi une très lucrative économie du globe oculaire ; mais en prime beaucoup (les "sarcophores" de la page 22) naissent pourvus de "chair excédentaire", qu'ils vont chercher à se faire enlever par les "médimanes" (page 25) au terme d'un véritable "pèlerinage au CHUCHRE" (page 24) – comprenez un ancien centre hospitalier regroupant CHU (universitaire) et CHRE (régional d'enseignement).


Si j'ajoute en prime que les as du scalpel – "médimane ou greffeur" – nécessaires à ce monde déliquescent sont formés dans une "faculté ferroviaire" (page 58) digne du Transperceneige de Lob & Rochette, vous aurez entrevu le potentiel de visions hallucinées à la Bacon ou à la Bosch que recèle cet univers – un potentiel que Léo Kennel s'empresse bien sûr d'exploiter (page 56) :

"Ces sarcophores étaient si déformés par les excroissances de chair qu'ils n'avaient plus rien d'humains ; la plupart d'entre eux avaient même perdu l'usage de la parole... Ils étaient parfois obligés de s'appuyer les uns sur les autres pour parvenir à se mouvoir, formant une entité boursouflée qui roulait plus qu'elle ne marchait. Vêtus de haillons informes et sans couleur, ils exhalaient une odeur de viande corrompue, une puanteur doucereuse et insoutenable."


A ce grotesque thématique répond bien sûr, comme je le suggérais en début de chronique, un grotesque structurel, au sens où les 20 chapitres de la novella ne sont pas organisées dans l'ordre chronologique strict (que je vais ici reconstituer pour vous, tadam), mais dans celui où ils viennent à l'esprit de la narratrice, comme "souvenirs" (page 30) ou histoires rapportées ; plus précisément :

– la ligne principale comprend, dans l'ordre chronologique, les chapitres 6, 7, 10, 12, 14, 5, 13, 16, 17, 18, 1, 2, 8, 11, 19, 20, autrement dit, avant de se plonger, de façon plus ou moins linéaire, dans ses souvenirs; la narratrice commence par nous parler (chapitres 1, 2) de son présent à la "clinique des regards" (page 13), qu'elle retrouvera en cours de narration (chapitres 8, 11) et surtout à la fin (19, 20) ;

– une ligne annexe (chapitre 3) raconte les débuts d'O. dans le métier, bien avant donc qu'elle devienne le mentor et l'amie de la narratrice dans le chapitre 14 ;

– une autre ligne annexe (chapitres 15, 4 et 9) raconte le trajet de Pasical (une sorte de Parsifal moderne ?) jusqu'au CHUCHRE, où officient alors O. et la narratrice (chapitre 5).


Même si la narratrice, "à bout d'imagination, de mémoire et de fatigue" (page 13), désorganise ainsi le récit des "dérobades successives" (pages 16 ou 64) qui composent sa vie, son histoire reste parfaitement compréhensible (exactement comme dans Dragon ou "Eros Center" de Thomas Day, et pour des raisons semblables, à savoir la primauté de l'ordre émotionnel sur l'ordre chronologique).


Mieux, sa veulerie, pour ne pas dire sa lâcheté, trouve des échos en nous, peut-être parce qu'elle résonne avec l'inertie qui est la nôtre face à des problèmes devenus irrésolubles dans le monde post-apocalyptique de Léo Kennel, par exemple la sixième extinction de masse (voir pages 34-35) ou les migrations climatiques (voir page 65-66) ; beaucoup d'entre nous je pense (y compris moi) pourraient écrire, comme la narratrice (page 48) :

"Vivre, survivre, vivoter, rester en vie, c'était du pareil au même pour moi. La seule chose que je n'avais pas (encore) acceptée, c'était de manger ces champignons de cave qui poussaient, parait-il, sur des substrats d'yeux broyés. Ils étaient trop blancs, trop globuleux. Plutôt aller disputer ma pitance aux rats !"


J'ai l'air d'insister sur la part sombre de la novella, mais il y a aussi un peu de lumière dans l'oeuvre, et elle est, sans surprise, liée à une forme de pratique artistique ; ainsi, dans le chapitre 8 (qui contient aussi une manière d'art poétique, que nous reverrons ailleurs dans le recueil), la narratrice déclare, et sa créatrice avec elle (page 37) :

"Il n'y avait plus que les mots qui pussent réparer le chaos."


Dont acte.


Sidérante huit cent treize


Cette idée de l'art salvateur (ou rédempteur), la novella suivante d'Alephramize la reprend presque aussitôt, en mettant en scène d'entrée de jeu une figure archétypique du pouvoir de l'art, Orphée (page 79, début de la novella, marqué par une allitération bienvenue en F) :

"A la tête du cortège, étroitement encadré par les officiants, Orfeus fendait la foule."


Avant d'aborder le dramatis personae, et la façon dont il conditionne autant la structure que le sens de la novella, un mot toutefois de l'univers mis en place ici par Léo Kennel, qui a me semble-t-il deux particularités saillantes :

– c'est le genre de monde où la technologie (par exemple les "clefs neuronales" et les "augmentations mémorielles" de la page 85) a atteint un stade où elle est indiscernable de la magie (comme dans la nouvelle des Kloetzer recueillie dans Soleil.s ou dans Les Armées de ceux que j'aime de Ken Liu), ce qui tout à la fois permet le déploiement d'un intrigue mythologique et le basculement soudain de celle-ci dans un "féerique" médiéval digne de Fred (j'en reparlerai) ;

– c'est un monde bâti sur la classique opposition haut-bas (vue par exemple dans Outrage et rébellion de Catherine Dufour ou dans le récent Sintonia d'Audrey Pleynet), mais avec cette particularité que les "anges" (page 81) ou "jaguars" (page 83) habitent le bas, "Borges", également appelé "l'Eden souterrain" (page 82), alors que le haut, "Segrob, la cité extérieure" (page 94) s'affiche comme son envers infernal jusque dans son nom.


Si la référence majeure ayant présidé à la construction de ce monde semble bien être Borgès, la faune la peuplant a des noms inspirés d'autres auteurs et autrices, notamment Umberto Eco (les "baskervilles" apparaissant page 120, quand la fiction se fait plus ouvertement féerique) et Ursula K. Le Guin (les "mains-gauches-de-la-nuit" de la page 95) ; et le décor peut faire penser autant à Watteau ("l'île" de la page 138, à la toute fin de la novella donc) qu'à De Chirico (page 94) :

"Sur les dalles blanches des places s'allongeaient les ombres parallèles des colonnes de marbre ; l'asphalte noir des rues s'écoulait comme autant de reptiles avides."


Ce monde double, voire triple si l'on considère le "Centre Le livre Le livre" de la page 84 comme un espace à part dans Ségrob, est arpenté par trois personnages, chacun lié à une forme d'art particulière – soit autant de points de vue (à la troisième personne pour les deux premiers) alternant quasi-strictement (l'omission de l'un d'eux intervenant à des moments-clés du récit, la bascule dans la féerie ou la perte d'Eurydice).


Je l'ai déjà évoqué, le premier d'entre eux est le musicien Orfeus (qui est le point focal des chapitres 1, 6, 12, 14, 20 et 24 (page 116) ; très classiquement, sa quête d'Euridyce (dont le souvenir se double, beaucoup moins classiquement, de celui d'un ami perdu, Unwin) va l'amener à accomplir en Ségrob de véritables prouesses musicales (hélas insuffisantes au final) :

"Comme à chaque fois qu'il était perdu, il prit son lyrophone et improvisa une mélodie, y mêlant malgré lui mines psychiques et souvenirs à fragmentation. Les junkies à portée se figèrent, assaillis de réminiscences qui en suscitaient d'autres qui leur en rappelaient d'encore plus anciennes : leur passé se refermait sur eux. Ils s'allongèrent à même le sol, au hasard de leur mémoire."


La Sidérante huit cent treize qui donne son nom à la novella (et constitue le point focal des chapitres 2, 7, 13 et 15) en est aussi le personnage pivot, puisque en tant que dealeuse elle a été ou sera en relation avec chacun des deux autres ; l'art qui lui est attaché est le dessin à la craie, par lequel elle cherche semble-t-il à retrouver les profondeurs de Borges, d'où elle vient (page 82) :

"Des faces de Gorgone aux bouches démesurées naissaient sous ses craies, qui ouvraient des gorges muettes dans les profondeurs du sol. Nombre de ceux qui posaient par hasard les yeux sur ses crevasses insondables – possibles décorations infinies – creusées en trompe-l'oeil dans l'asphalte en restaient hantés durant des jours, avec l'envie lancinante de s'y jeter."


Quant au narrateur anonyme de tous les autres chapitres (3, 4, 5, 8, 9, 10, 11, 16, 17, 18, 19, 21, 22 et 23, le chapitre 10 étant une citation d'un ouvrage lu par lui, et le reste des chapitres, à part le 3 et le 8, constituant une lettre écrite à un ami, qui n'est pas Orfeus mais pourrait l'être), c'est un ancien client de la Sidérante huit cent treize, envoyé en cure de désintoxication forcée dans un lieu qui est tout à la fois un monastère et un conservatoire pour livres digne d'Anatèm (j'emploie volontairement des termes neutres, qui ne trahit pas la bascule vers le féerique évoquée plus tôt).


L'art qui lui est associé est donc la littérature : et de fait, en retrouvant son "ancienne addiction à la lecture" (page 86), il va aussi, tout naturellement, retrouvé sa volonté d'écrire (page 104, qui fait partie de la citation formant le chapitre 10, mais qui reflète parfaitement la "vie intérieure" du narrateur, il le dit lui-même page 103) :

"J'ai voulu lire, et plus encore écrire pour ordonner le chaos, y trouver des motifs récurrents, tenter de donner du sens. Sans parler de rétablir l'antériorité des causes sur les effets. Celui qui écrit ne fait pas autre chose que comprendre."


Comme le suggère sa rencontre page 137 avec une Beatriz déjà entrevue – mais non nommée – page 85, le narrateur est clairement engagé dans une quête initiatique qui tient tout à la fois de Dante et de Borgès ("L'Aleph", encore une fois), et qui reflète celle (beaucoup moins fructueuse par définition) d'Orfeus.


Ces deux lignes narratives – enroulées autour de la Sidérante huit cent treize, quoique en sens inverse l'une de l'autre – ont beau diverger dans leurs résultats, elles véhiculent toutes deux la même image d'une culture fragile, prompte à être mise à mal par les Bacchantes ou, pire, "les gloses, les thèses universitaires et les diverse études" (page 125)...


J'arrêterai donc sagement ici mon commentaire.


L'Informelle


La troisième et dernière novella d'Alephramize reprend et amplifie cette thématique de la culture en lui donnant pour cadre l'espace intersidéral, par le biais de "l'exploration décisive des confins oubliés de l'humanité, dont un monde désormais presque déserté, Mahara" (page 146), la narratrice étant donc une archéologue du futur (comme chez la Tillie Walden de Dans un rayon de soleil) – ou pour être plus précis une "panthécaire" (page 165).


Notez au passage que le nom de cette planète jadis colonisée par l'humanité, Mahara, est probablement inspiré du "légendaire Maharabata" (page 109) mentionné dans la novella précédente (l'épopée indienne, pourtant fort longue, y est présentée comme plus courte que "l'histoire de Lahlou", dieu des écrivains au nom peut-être inspiré, lui de René Laloux, le réalisateur de La Planète sauvage).


Notez également que le nom de la narratrice (donné page 177), à savoir "Okedie", devient, si on lui adjoint le prénom fictif "Llenn" ou "Nnell", une anagramme parfaite du nom réel de l'autrice, "Odile Kennel", exactement comme le nom de l'expert de Lahlou dans Sidérante huit cent treize, "Elido Lennek" (page 108) – ou comme celui du "sujet" dans Un Oiseau de secours, "Oldie Nelken" (page 143).


La narratrice de la novella, mue par sa mission de "conserver et pérenniser" (page 166) au moyen de sa "capamplificatrice" (pages 171 ou 210-211), est donc clairement à mon sens un avatar de l'autrice, mue par sa volonté d'écrire ; et cela va être confirmé me semble-t-il par la structure de la novella, là encore éclatée, mais sans changement de point de vue :

– une première ligne narrative (formée par les chapitres 1, 3, 5, 8, 11, 13, 14 et sans doute 18) décrit la première expédition sur Mahara et ses conséquences, incluant la perte de mémoire de la narratrice et l'enrichissement inexpliqué de ses commanditaires, deux phénomènes qu'elle va bien sûr chercher à expliquer ;

– une deuxième ligne narrative (formée me semble-t-il par les chapitres 6, 7, 9, 19, 21, 23, 24 et 25) décrit elle la deuxième expédition sur Mahara, et l'exploration de ce qui y a été apporté depuis la première (où l'on avait au contraire retiré quelque chose, je reste flou à dessein) ;

– sept autres chapitres (2, 4, 10, 12, 15, 17, 20) forment les "Proses de l'intérieur du chien", autrement dit la façon dont la narratrice a archivé, sous formes d'historiettes fonctionnant par paires (exactement comme "les narrats, les romances, les entrevoûtes" de Volodine mentionnées dans la novella précédente, page 105), ce qu'elle a capté dans la deuxième expédition (mais aussi un peu avant pour les deux premières proses) ;

– enfin, deux chapitres (16 et 22) constituent un "Index informel", autrement dit une réapparition à intervalle rapproché de toutes les figures (ou presque) entrevues non seulement dans les "Proses" précédentes, mais aussi dans tous les autres chapitres (7, 8, 13, 19, 21, 23) où elles s'invitent, généralement par paires donc, mais parfois seules ou par trois.


J'ai parlé de figures, car comme le montre le titre des chapitres 9 et 24 ("Garde sans le chien" et "Garde contre le chien"), le chien dont il est question ici est tout autant celui du jeu de tarot (les cartes non distribuées aux joueurs, dont les points s'ajouteront ou se soustrairont au score final, suivant le choix de contrat effectué) – et je ne parle même pas du fait que la récapitulation finale des figures (page 218) peut évoquer l'autre tarot, le divinatoire (même si lesdites figures sont plus probablement inspirées des illustrations de Marie Cardouat pour le jeu Dixit).


Tout ceci peut paraître un peu complexe, mais il n'en est rien à la lecture, et surtout l'ensemble parvient à nous placer dans la tête de la narratrice, peuplée donc de ces fameuses figures, liées – c'est indiqué dès les deuxièmes "Proses" – aux "marges, historiques, géographiques et autres" (page 160) : d'une certaine manière, nous sommes exactement dans le même genre d'intrigue cyberpunk que le Gnomon d'Harkaway ; il s'agit en tout cas semblablement de résister à une force technologique destructrice – visant ici à l'oubli, et pas seulement à des fins bassement politiques.


Les pages 193-194 le disent ouvertement, le renoncement moderne à la culture du livre se paiera un jour au prix fort (et ce n'est pas Catherine Dufour qui dirait le contraire, elle qui expliquait dans un entretien, dont la référence m'échappe, la fragilité extrême de la dématérialisation) :

"Après l'érosion des archives, des bibliothèques et autres médiathèques sur support physique par défaut d'indexation, de catalogage, de rangement, de recollement, le manque d'entretien des locaux, leur abandon et leur démolition, l'ère du tout virtuel, est advenue la succession de bugs informatiques, l'obsolescence orchestrée des serveurs les moins rentables (ou les plus dérangeants), l'interdiction ou, plus précisément, l'impossibilité matérielle du stockage de données pour les particuliers. On le regretta, on rechercha les toutes dernières éditions papier de l'Encyclopaedia Universalis, qu'on avait abandonnées aux ordures depuis plus de cinquante ans ; on les acquit à prix d'or."


Un autre passage (page 180) résume à la façon de l'Alain Damasio de "So Phare Away" cet appauvrissement orwellien de la culture contre lequel s'élève la narratrice, et Léo Kennel avec elle :

"Les temps étaient venus pour les naufrageurs de l'esprit. C'était à qui construirait le phare le plus haut, celui qui éclairerait le plus loin, le plus fort."


Le combat est sans doute perdue d'avance, mais la novella – et le recueil Alephramize avec elle – se termine tout de même par une lueur d'espoir.


Un oiseau de secours


Cette novella, recueillie à la suite d'Osgharibyan (avec qui elle partage un certain sens de l'Histoire, j'y reviendrai), aurait tout autant pu compléter celles d'Alephramize, auxquelles elle s'apparente par sa structure éclatée (mimant ici le désordre temporel au coeur du texte) et son éloge de la fiction (seule capable de "fixe[r] le réel", donc de "redonner du sens au chaos" temporel, page 154).


Un oiseau de secours comporte toutefois une strate supplémentaire qui fait sa spécificité structurelle, à savoir des récits imbriqués dans au moins deux des lignes narratives, et qui pourraient parfaitement se lire indépendamment du reste du texte ; tout se passe comme si la novella avait proliféré à partir de ces deux nouvelles (et c'est peut-être le cas, Léo Kennel confessant en page 219 d'Alephramize avoir usé de techniques de composition empruntées à Hubert Haddad).


Concrètement, le dispositif textuel (au sens que Stéphane Lojkine donne à ce terme) est à peu près le suivant (notez que je passe en chiffres arabes les numéros de chapitres, normalement en chiffres romains, pour éviter d'alourdir cette chronique ; je rajoute également le numéro de chapitre 32 à la place où il manque, page 238) :

– dans la première ligne narrative "principale" (chapitres 2, 3, 5, 8, 12, 15, 18, 22, 24, 26, 28, 30, 32, 34, soit 14 chapitres), le professeur Elbert Stein (gros clin d'oeil à Albert Einstein) et son collègue Lalo Tliung tentent "les expérimentations de la dernière chance" (page 141) pour "rétablir la balance entre passé et avenir" en s'appuyant sur "les créations mentales" (page 142) d'Oldie Nelken (une fois de plus, anagramme d'Odile Kennel) ;

– durant leur expérience, ils sont amenés à lire une nouvelle de Nelken, "Les Bulles temporelles", où sont décrits divers problèmes temporels, dont le naufrage d'une expédition (M2) menée dans le futur (>>) par Yann Yvetot (Y 1, 6, 8, 11, 14, 18, 27, 29), le fiancé de Véa Wolf (W 5), et l'enquête de Benoît Conrad auquel ce naufrage donne lieu (BC 3, 7, 10, 13, 17), mais aussi un incident à l'usine d'Olympe Quesnel (O 2, 15, 19), un autre survenu lors du voyage dans le passé (<) d'Annie Lalonde (A 12, 20, 25), plus diverses mésaventures arrivées à Aude Georgel (A' 21), Bernardier (B 28) Marcelle Bontemps (X' 24), et surtout le journaliste Xénon Icks (X 9, 16, 22, mais aussi 26) ainsi que des épisodes plus généraux (4, 23, 30, 31, 31 bis) ;

– dans la deuxième ligne narrative "principale", signalée par des variations autour de la phrase "j'écris" (chapitres 1, 4, 7, 9, 11, 13, 16, 17, 19, 21, 23, 25, 27, 29, 31, 33, 35, soit 17 chapitres), nous suivons le voyage onirique que fait Oldie Nelken sous forme d'oiseau (la page 242 est claire sur l'identité du narrateur) dans les strates temporelles (nous vivons donc l'expérience de l'intérieur) :

– le chapitre 16 se termine par "la véritable histoire de Ridou et du frère Noël" (page 180), et dans le chapitre 23 est inséré (pages 199-210, sur fond gris) une autre nouvelle, "Petits graals passe-temps", lue par une "élève de troisième année" (page 198) observée (?) par l'oiseau Oldie ;

– enfin, quatre chapitres (6, 10, 14, 20) livrent des sortes d'instantanés temporels complémentaires, mettant notamment en scène des personnages (Koba en 6, Abok en 10, Okba en 14) dont le nom semble être une variation sur celui de Jakob (présent en 14, page 175) avec peut-être un clin d'oeil à la fameuse échelle de Jacob biblique.


Toutes ces lignes narratives, qui bien entendu se répondent en s'entremêlant (je n'ai sans doute pas assez souligné cet art de l'entrelacement chez Léo Kennel), convergent bien évidemment vers une seule et même réparation finale, qui arrivera à la fois dans la fiction (l'épisode 31 bis, lu dans le chapitre 34) et la réalité (chapitre 35) – une distinction qui n'a sans doute guère de sens ici.


Cette idée d'une catastrophe – d'un chaos – à éviter dans des myriades de possibilités peut bien sûr évoquer le Terminus de Tom Sweterlitsch ; mais c'est sans doute plutôt à Abattoir 5 de Kurt Vonnegut qu'il faut penser, et à son Billy Pélerin percevant toute sa vie en bloc, sans parler de son évocation des pages les plus sombres de l'Histoire (page 162, à laquelle fait écho l'histoire fantastique du chapitre 25) :

"Je vois aussi des baraquements, de lents piétinements d'échasses humaines numérotées, des grillages électrifiés qui hurlent la nuit, des viandes palpitantes jetées aux chiens. Quelque part, le chuintement minuscule au plafond bas, le sifflement du gaz remplit toutes les douches cimentées."


Si dans l'univers ici mis en place par Léo Kennel (et à la différence de celui décrit par son double Oldie Nelken dans sa nouvelle), le temps ne peut guère s'arpenter que sous forme aviaire, et que cette pratique n'est pas réservée à la seule Oldie (la secte des Gens de l'Attente), certains passages (comme celui-ci, pages 178-179, allusion évidente à L'Albatros de Baudelaire, qui était déjà convoqué page 144) ne laissent aucun doute sur le fait qu'il s'agit d'une métaphore de l'écrivain :

"Mes ailes de géant m'empêtrent dans l'escalier étroit ; j'écorche mes articulations à la pierre mal dégrossie, j'écorne mes griffes au crépi grossier, quand je ne marche pas carrément dessus. Prendre appui sur mon bec m'aiderait sans doute, mais je répugne à le poser dans ces matières indéfinies et plutôt malodorantes. Parfois, je perds l'équilibre et je dévale une volée de marches."


La nouvelle d'Oldie Nelken fait écho me semble-t-il à ces préoccupations scripturaires, à travers certains de ses personnages ; ainsi, dans un monde ayant poussé à l'extrême, grâce au voyage temporel, "l'accélération de la réalité" jadis décrite par Paul Virilio, quelqu'un comme Benoît Conrad (avatar de Joseph Conrad ?) fait l'éloge du temps du trajet, qui est aussi le temps de l'écriture "classique", celle qui ne recourt pas à l'IA (dé)générative pour aller plus vite (page 185) :

"Peut-être était-ce la raison pour laquelle Benoit Conrad aimait tant les temps de voyage, les moments passés à ne rien faire, et simplement rester là. Ici et maintenant. Vivant. Il ne comprenait pas qu'on s'extasiât sur la rapidité de plus en plus grande des moyens de transport actuels, ni qu'on se précipitât dans les salles d'attente chronautisées à la moindre occasion."


Evidemment l'éloge de l'écriture est encore plus clair quand le personnage est à l'évidence un avatar de l'autrice ; voici comment Olympe Quesnel et ses collègues réagissent, toujours dans la nouvelle d'Oldie Nelken, quand elles sont placées dans une situation potentiellement mortelle (page 216) :

"Un vaste roman colore les murs et les portes, surchargés de glyphes, de tags, de poèmes, de portraits, de photos, de collages de magazines, d'étiquettes, de tubes écrasés, de papiers de bonbon, de mèches de cheveux. On a épuisé tous les crayons, stylos, feutres, craies, bâtons de rouge à lèvres, eye-liners... Il n'y a plus de quoi écrire un haïku."


Mise en abyme du propre travail de Léo Kennel, et de sa filiation avec l'écriture carcérale à la Volodine ? Sans aucun doute – mais surtout, réaffirmation de la force salvatrice de l'art.


Osgharibyan


Des cinq novellas chroniquées ici, ce texte est sans aucun doute celui dont la structure est la plus sage (quoique), mais paradoxalement ce n'est pas forcément le plus accessible, du moins si l'on n'est pas (comme moi) familier avec la frange onirique du nouveau roman (le Robbe-Grillet de Topologie d'une cité fantôme, auquel l'incipit d'Osgharibyan fait clairement allusion) ou le fantastique post-moderne (le Haruki Murakami de La Fin des temps, ou le Ricardas Gavélis de Vilnius Poker), voire le surréalisme (Le Paysan de Paris d'Aragon).


Osgharibyan relève basiquement en effet de ce qu'on pourrait appeler la promenade littéraire, ce type de balade – ou plutôt de dérive à la Guy Debord – dans laquelle chaque pas ou presque fait se lever un souvenir, privé ou public (sans parler des réminiscences littéraires, plus destinées il est vrai au lecteur ou à la lectrice : Kafka page 74, Bradbury page 103, ou Baudelaire page 117).


Comme dans Un oiseau de secours, il s'agit bien pour Léo Kennel de se confronter à la grande Histoire, et aux myriades de petites histoires dans lesquelles elle est susceptible de se décliner (page 96, avec une allusion à une célèbre chanson de Billie Holliday) :

"J'eus un éblouissement, une vision. Arrivée en retard, ce jour-là, je pleurais en silence sous le chêne, encore jeune et vert, et je le voyais aussi de loin, avec ses fruits étranges, six pendus qui se balançaient aux branches."


Chacun des chapitres d'Osgharibyan correspond ainsi à une des "visites oniriques virtuelles" (page 24) que la narratrice fait dans une Ville à chaque fois différente et pourtant toujours identique, comme l'est la ville de notre enfance dans nos souvenirs (page 11, avec une allusion claire à Lunéville, la ville de naissance de Léo Kennel, que la comparaison faite page 57 avec la "Golconde" de Boufflers, autre natif de la ville lorraine, ne fera que confirmer) :

"Tout ce que je sais, c'est que c'est toujours la même, malgré la multiplicité de son apparence: elle est à la fois plurielle et ubiquiste, abandonnée et tentaculaire, aussi familière qu'une Ville Natale – Luvenille, Vénullile, Nullévine – où j'aurais passé toute mon enfance, et totalement étrangère ; antique et en construction, variant dans toutes les dimensions possibles."


Exactement comme dans Little Nemo in Slumberland de Winsor McCay (peut-être la référence la plus pertinente pour comprendre Osgharibyan), le réveil peut interrompre à n'importe quel comment la visite onirique, qui reprendra alors (contrairement à chez McCay) dans une autre version de la Ville, en un autre temps, et avec (éventuellement) d'autres protagonistes (page 89) :

"Comme toujours, mes souvenirs s'arrêtent là. Je ne reverrai jamais cette partie de la Ville Haute, non plus que L."


Osgharibyan se structure ainsi autour des invariants de la Ville, la plupart du temps des lieux archétypiques qui apparaissent régulièrement à la narratrice (tout comme le nom de Charles-Léon Osgharibyan) ; et cet inventaire géographique, poursuivi de chapitres en chapitres, se double d'autres inventaires au sein d'un seul et même chapitre, par exemple ici (page 43) de moyens de locomotion appartenant à toutes les époques :

"Sur le boulevard Charles Osgharibyan, avec son large terre-plein central où je me perds parfois, je me retrouve brusquement encerclée par des bolides de course, des convois exceptionnels, des taxis noirs aux vitres fumées, des paniers à salade bleu marine, des pelles, des grues, des excavatrices, des tunneliers, des véhicules blindés, des half-tracks et des jeeps kakis qui passent à toute allure, camions de pompiers, sirènes hurlantes, ambulances cannibales, des motos munies de side-cars d'où surgissent des canons de fusil, horde de hussards qui chargent, sabre au clair, à la poursuite d'un ennemi invisible."


L'image (littéraire) archétypique ainsi mise en place ressemble tout autant à ce qu'un photographe argentique obtiendrait avec un temps de pose de l'ordre de plusieurs siècles qu'à ce que voyait le protagoniste du génial roman de Jacques Spitz, L'OEil du purgatoire, voire à ce qu'aurait pu peindre le Billy Pélerin d'Abattoir cinq (oui, encore Kurt Vonnegut, Osgharibyan n'étant pas réuni par erreur avec Un oiseau de secours).


Les trois comparaisons que je viens de faire ont peut-être un défaut, celui de comporter un point de vue – plus ou moins – fixe (l'Humain) sur un tableau – infiniment – mouvant (la Ville, dont la forme, comme chacun sait, "change plus vite, hélas ! que le coeur d'un mortel") ; la morale d'Osgharibyan, s'il y en a une, serait en effet à chercher dans ce passage (pages 97-98) où la narratrice s'oppose à un fanatique des mathématiques pour défendre l'infinie variabilité humaine :

"Je refuse de réduire le genre humain aux plus petits dénominateurs communs, de remarquer des identités qui n'ont jamais rien accompli d'extraordinaire, de me factoriser, de me numériser, de me déshumaniser."


Nous rejoignons ainsi le point de départ de cette chronique, quand je rattachais Léo Kennel à l'esthétique grotesque, celle qui prospère sur le brouillage des catégories et va jusqu'à récuser le principe même de toute classification (humaine ou urbaine) ; or comme le suggère Schuy R. Weishaar à la fin de Masters of the Grotesque, cette indiscernabilité (par exemple entre lumière et obscurité, ou entre bien et mal) est peut-être l'alpha et l'oméga de la condition humaine – et Léo Kennel, comme toutes les grandes autrices, ne nous parlerait de rien d'autre, au final, que de nous.







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